C’était au début du printemps sur les pentes du mont Carmel, dans cette ville en zigzag dont les rues montent et descendent comme un cœur hors d’haleine : Haïfa. Rachel aimait Fouad et Fouad aimait Rachel. Elle : 16 ans, des sourcils admirablement dessinés, à la persane, des yeux entre le gris et le vert, un front pur couronné de cheveux sombres. Lui : 23 ans, regard bleu, cheveux blonds. Quand elle contemple leur photo d’alors, reproduite sur son téléphone, Rachel Elkayam pleure doucement, soixante-huit ans après.
Une photo rageusement déchirée par son frère aîné. Honte !
Le cliché a été pris en février ou mars 1948, au Hadar, ce vaste quartier dont le nom veut dire «Splendeur», entre le port et la montagne, où juifs et Arabes vivaient encore ensemble. Non, ne rêvez pas : ce n’était pas l’«ensemble» qui brode les noces et apaise les différences. D’ailleurs, la photo a été recollée. Le frère aîné de Rachel l’avait rageusement déchirée. Honte ! A la piscine de Bat Galim, le quartier le long de la mer – en hébreu, le nom signifie «Filles des vagues» -, les garçons arabes regardaient les juives de loin, d’un désir exaspéré par l’interdit. Et c’était pareil pour les juives. De loin. Même si certaines comprenaient l’arabe, si certains parlaient l’hébreu. Même si le père de Rachel, Nissim le musicien, d’une lignée marocaine installée à Tibériade huit générations auparavant, vers 1800, sous le règne ottoman, jouait de l’oud, le luth oriental. Même si le père de Fouad, venu de Damas commercer à Haïfa, fredonnait la même chanson que Nissim, alors sur toutes les lèvres orientales, Fog al-nakhel : «Au-dessus du palmier, est-ce l’éclat de ta joue ou celui de la lune ? Allah aridek… par Dieu, je te veux mais cela me détruit…»