ENQUÊTE – Du 16e arrondissement de Paris aux provinces chic, ils ponctuent désormais les repas de famille ou entre amis et se diffusent dans les cours de récréation. Mais d’où viennent ces nouveaux mots ? Pourquoi les jeunes les utilisent-ils ?
Article par Marie-Liévine Michalik publié sur le site le figaro.fr le 10 11 2021
«Wallah, c’est la hess». Las, Arthur jette son téléphone sur son lit. D’un geste énergique, il reprend son smartphone, ouvre une conversation WhatsApp, «grosse khapta ce soir, c’est moi qui khallass». Quand on lui demande ce qu’il veut dire, il répond d’un haussement d’épaules, «ben, la hess, c’est être dans la merde» – «embêté», dirons-nous. Et «la khapta c’est la fête», «khallasser, ça veut dire payer». En d’autres termes, Arthur est énervé et propose à ses amis une soirée pour se changer les idées.
Mais d’où viennent ces mots ? «C’est de l’arabe, je crois», tente le jeune Dijonnais, qui n’a jamais vécu ni en Algérie, ni au Maroc ou en Tunisie. «C’est comme ça qu’on parle, c’est la langue des jeunes d’aujourd’hui.» Comme lui, Bertille, 20 ans, l’utilise couramment. «Khapta, je l’utilise à balle, avoue-t-elle. Fais belek aussi, pour fais gaffe.» Elle aussi a davantage foulé le sol des établissements bourgeois que le sol maghrébin. Comment la langue arabe, davantage parlée dans les «quartiers», s’est-elle invitée à la table des bourgeois ?
Le phénomène ne date pas d’aujourd’hui
Remontons un peu le temps. «Par le passé, le français a été le réceptacle de l’italien, de l’espagnol mais aussi de l’arabe», précise Jean Pruvost, auteur de Nos ancêtres les Arabes. «Café», «orange», «épinard», «tasse»… Le contact avec la langue arabe commence aux croisades, continue le linguiste. Puis sont arrivés les mots religieux (visir, émir), les nouveaux produits (café, argan), les mots militaires et familiers (bled, niquer) par la guerre d’Algérie et maintenant le commerce parallèle, la fête, la police avec le rap. «C’est important de de comprendre qu’une langue est nourrie par les autres, chaque mot a une histoire et il faut l’expliquer». On compte aujourd’hui environ 500 mots issus du vocabulaire arabe dans la langue française.
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«On les utilise pour dire des petites choses du quotidien, des émotions», complète Arthur. Les exemples sont multiples. «La hchouma» pour la «honte», «la smala» pour «la famille», «la moula» pour «l’argent» ou «la drogue» – l’un et l’autre étant souvent liés – «bsahtek» pour «bravo»… Au même titre que certains utilisent l’anglais pour paraître plus «cool», les jeunes s’approprient les expressions et le vocabulaire arabes. «C’est une mode, on l’utilise juste pour être à jour», confie Bertille. Arthur veut lui, «casser les codes», «montrer qu’il n’est pas coincé et fermé d’esprit».
«C’est majoritairement du vocabulaire de l’arabe maghrébin, analyse Luc Biichlé, sociolinguiste et maître de conférences à l’université d’Avignon. L’arabe littéraire étant très peu parlé en France.» Reprenons un exemple cité plus haut, «la hess», vient de l’algérien «lḥās», qui désigne l’action de lécher un plat. Utilisé aussi pour une situation de précarité. On retrouve ainsi le fameux «c’est la hess» d’Arthur.
Les mots de la famille et de l’amitié viennent aussi souvent de l’arabe. «Les khouyas», le «kh», se prononce [ʕ], comme un R en haut de la gorge, sont les frères, les «srab», nom issu de l’arabe «sahbi» sont les copains. Les forces de l’ordre sont aussi une source d’inspiration inépuisable, comme c’était déjà le cas avec l’argot (flic, condé, keuf…). Ainsi les policiers sont désignés par les «hendeks», de l’arabe «indak», qui veut dire «attention». «Quand j’étais petit, se rappelle Luc Biichlé, on insultait les autres avec »bakala », un mélange entre le »baraki » et »bacalhau », la morue séchée portugaise.» Depuis, les injures ont changé et s’inspirent davantage de l’arabe comme «Miskin» qui signifie «mon pauvre».
Du rap au quotidien
«Ce sont majoritairement des mots du quotidien, parfois du religieux ou des insultes, poursuit Luc Biichlé, qui a écrit sa thèse sur les langues et parcours d’intégration d’immigrés maghrébins en France. Ce sont des mots de jeunes, transmis par des jeunes, à destination des jeunes.»
« Ce sont souvent des mots du quotidien, du religieux ou des insultes. Ce sont des mots de jeunes, transmis par des jeunes dans le rap, à destination des jeunes. »Luc Biichlé, sociolinguiste et maître de conférences à l’université d’Avignon.
Pour le comprendre, il suffit d’écouter attentivement les derniers tubes de rap. «Cet été j’vends d’la “moula”. Le guetteur qui crie “a khah”, “halbat” au quartier.» Ainsi chante Gambino dans «Alicante». «A khah», qui signifie «Oh frère!», est une injection pour prévenir du danger. «Halbat» est le verbe «détaler».
« J’dis : “Hamdoullah”, c’est mérité […] j’suis “khabat”. En fumette sur l’Arc de Triomphe, “khapta” sur la Canebière »Le Classico organisé, 2021
Prenons un autre exemple. Après le succès de Bande Organisée, le chanteur JUL a réuni derrière lui 157 rappeurs marseillais et parisiens. «J’dis : “Hamdoullah”, c’est mérité […] j’suis “khabat”. En fumette sur l’Arc de Triomphe, “khapta” sur la Canebière».
On retrouve ici le champ lexical religieux, «Al-ḥamdu lillāh» est un chant de louange divin. Au même titre, il est courant de retrouver dans les textes de rap :
«Wallah», (Par Dieu !)
«Bismillah» (Au nom de Dieu clément et miséricordieux)
«Inshallah» (Si Dieu le veut)
«Mashallah» (Ce qu’Allah a voulu).
Bertille et son groupe d’amis le concèdent, «ça vient du rap mais aussi des réseaux sociaux, de la télé-réalité, du foot et des loisirs comme les jeux en ligne». Là aussi, le vocabulaire arabe fleurit. «Bsahtek», «bravo», «zbeul», le «bazar». Pour Luc Biichlé, les vecteurs de transmissions sont nombreux et certains comme le rap ou les réseaux sociaux correspondent à la jeune génération.
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Tous ne pourront pas s’inscrire dans le marbre du dictionnaire. «Certains vont rester, d’autres disparaître, c’est normal», relativise Luc Biichlé. Vont subsister ceux qui vont être largement partagés, au-delà du groupe originel. «Et on ne peut jamais prédire en avance, s’amuse Jean Pruvost, il y a quelque chose d’aléatoire, que nous ne maîtrisons pas.» Cette accélération grandissante est-elle le synonyme de l’influence grandissante de la langue arabe en France ? «Les emprunts linguistiques ne sont pas l’influence la plus puissante, répond Luc Biichlé. Toutefois, les mots fabriquent nos représentations du monde.»