Premier port négrier de France, Nantes se confronte à la mémoire de l’esclavage

Pour les 20 ans de la loi Taubira, deux expositions rappellent le rôle du premier port négrier de France. Plus de 500 000 hommes, femmes et enfants achetés en Afrique ont été transportés sur des navires nantais vers les colonies françaises d’Amérique.

article par Sylvie Kerviel publié sur le site lemonde.fr, le 22 03 2021 

Depuis la fin octobre 2020, en raison de la crise sanitaire, le château des ducs de Bretagne, à Nantes, et le Musée d’histoire de la ville qu’il abrite ne reçoivent plus le public. Mais le lieu n’est pas mis à l’arrêt. Une équipe technique allégée procède aux tâches nécessaires de nettoyage, entretien et réparation à l’intérieur et à l’extérieur du château. Et historiens et conservateurs sont à pied d’œuvre pour préparer les expositions qui, dès que le feu vert sera donné par le ministère de la culture, pourront accueillir les visiteurs. Le directeur, Bertrand Guillet, espère pouvoir rouvrir les grilles du pont-levis « avant la mi-avril ». En attendant, il supervise les deux manifestations programmées à l’occasion des 20 ans de la loi Taubira, du nom de la députée rapporteuse de la loi à l’Assemblée nationale, reconnaissant l’esclavage et la traite des Noirs comme des crimes contre l’humanité.
Depuis sa création, en 2007, le musée est engagé en faveur de la mémoire de l’esclavage, rappelle le directeur. Nantes a joué un rôle majeur dans la traite négrière, il est important que soient ici menées ces réflexions. » Dans le contexte actuel, où ces questions enflamment les débats, que des statues sont déboulonnées lorsqu’elles portent la trace de ces oppressions, que de nouveaux mouvements pour l’égalité des droits, tel Black Lives Matter, apparaissent, le travail mené par le musée de Nantes n’en apparaît que plus nécessaire. « Nous voulons contribuer, avec nos expositions, à décoloniser la pensée, à faire évoluer les points de vue et les regards », poursuit le directeur en arpentant les trente-deux salles où les œuvres évoquant l’esclavage se distinguent par une icône représentant une paire d’entraves en fer utilisées sur les bateaux pour empêcher les captifs de s’échapper. « Nous avons fait le choix de placer dans toutes les salles du musée des œuvres ou des documents rappelant cette période, afin de montrer qu’elle est un fil rouge dans l’histoire de la ville », explique Krystel Gualdé, directrice scientifique, spécialisée sur les questions de l’esclavage.

Le premier port négrier 

Plus de 500 000 hommes, femmes et enfants achetés sur les côtes africaines, ont été envoyés, à bord de navires nantais, dans les colonies françaises d’Amérique afin d’y être vendus . Nantes fut le premier port négrier de France. Après l’abolition de l’esclavage, en 1848, cette période honteuse de l’histoire nantaise fut longtemps tue, avant que des historiens s’emparent du sujet. Leur inventaire systématique des expéditions négrières françaises, et plus spécifiquement nantaises, a permis de prendre la véritable mesure du système de la traite. En 1992, une exposition intitulée « Les Anneaux de la mémoire », du nom de l’association qui travaille à la transmission de l’histoire de la traite des Noirs, présentée au château de Nantes, avait créé un choc, osant aborder un sujet alors tabou. La ville regardait enfin son histoire en face.

« Gouffre » atlantique

Dans son bureau donnant sur la cour du château, Krystel Gualdé finalise sur son ordinateur la scénographie de l’exposition « L’Abîme », qui devrait être présentée à partir du 15 octobre. Un titre choisi en référence au concept développé par le poète martiniquais Edouard Glissant pour évoquer le « gouffre » atlantique menant les esclaves vers les colonies, mais aussi, précise l’historienne, « pour signifier ce qui est abîmé, ici, de notre humanité ». Y sera exposé un exemplaire du Code noir, rédigé en 1685 à l’initiative de Colbert et signé de Louis XIV, réglementant « le commerce des nègres et esclaves ».

Autre document précieux que possède le musée, une aquarelle représentant avec une extrême minutie les différents espaces d’un navire négrier nantais, la Marie-Séraphique, lors d’une campagne de traite, en 1769. Sur l’entrepont, on découvre, dans un effroyable entassement, les corps des esclaves enchaînés et nus, hommes d’un côté, femmes et enfants de l’autre – les campagnes du navire nantais sont étudiées dans un riche ouvrage de Bertrand Guillet, La Marie-Séraphique, navire négrier (MeMo, 2009). On y verra aussi des objets témoignant de l’horreur vécue par les passagers – fouets, entraves, menottes, colliers de force. En 1992, l’exposition de ces objets de torture, que les gens pouvaient toucher, avait « déplu en haut lieu », rappelle l’historienne.

D’autres pièces viendront illustrer les découvertes récentes des chercheurs, « notamment la présence des esclaves dans le royaume de France et pas seulement dans les colonies », précise Krystel Gualdé. Les formes de résistance qui se sont manifestées seront également mises en lumière grâce à de nouveaux travaux. Enfin, la complexité de la première moitié du XIXe siècle et le long combat des abolitionnistes feront l’objet d’un développement.

Démarche engagée

L’autre exposition, intitulée « Expression(s) décoloniale(s)#2 », qui devrait ouvrir à partir du 6 mai, est le deuxième volet d’une présentation biennale. Un artiste béninois, Romuald Hazoumè, a été invité à apporter son regard d’Africain sur les thématiques développées par le musée à travers une vingtaine d’œuvres, dont certaines réalisées spécialement pour l’événement, évoquant les questions de migration et d’esclavage moderne. « Les Nantais connaissent désormais bien leur histoire. Elle est acceptée, commente Bertrand Guillet. Le parti pris du musée est de partager avec eux et les visiteurs nos connaissances au fur et à mesure qu’avancent les travaux des chercheurs. »

Cette démarche engagée, le musée la revendique haut et fort. En témoigne aussi le récent accrochage qui a opposé le directeur… aux autorités chinoises. Celles-ci ayant voulu censurer une exposition, prévue pour cette année, consacrée au conquérant Gengis Khan et montée en collaboration avec le musée de Hohhot, en Mongolie-Intérieure (sous l’autorité de Pékin), Bertrand Guillet avait préféré l’annuler. Finalement, l’exposition aura bien lieu, en 2023, avec cette fois la collaboration de la Mongolie-Extérieure. « Elle sera différente, mais au final plus ambitieuse », annonce Bertrant Guillet, pas peu fier de l’issue positive de ce combat.

Sylvie Kerviel(Nantes)