C’est qu’en fait, nous ne rencontrons jamais tout à fait autrui. Il n’est pas de rencontre qui ne soit faussée, pour ainsi dire, par les histoires de race, de sexe, de classe, que nous nous racontons à nous-mêmes à travers le langage. Toni Morrison conte ici – sur un mode inséparablement ironique et critique, ce qui lui donne évidemment toute sa saveur – une expérience de « fausse rencontre ». Un jour qu’elle suit, dans la propriété qu’elle vient d’acquérir, une rivière, elle aperçoit, en bordure du jardin d’une voisine, une vieille femme noire qui, assise sur la digue, pêche là, et lui racontera qu’elle aime à venir fréquemment pêcher, et goûter la saveur de la perche, des poisson-chats en cette saison. « Elle est spirituelle et pleine de cette sagesse que les vieilles femmes semblent toujours parfaitement maîtriser. »
L’identification à l’Autre
Bien sûr, il semble entendu qu’entre les deux femmes, une complicité s’est nouée et qu’elles se retrouveront. Mais, les jours suivants, la vieille femme noire n’est pas au rendez-vous tacite. Et Toni Morrison passera tout un été à l’attendre, la rechercher, en désespoir de cause. Rien. Il faudra s’y résoudre : la vieille femme ne pêchait sans doute pas ; elle n’avait, en tout cas, visiblement pas obtenu d’autorisation de la voisine ; aucun habitant du village n’en a jamais entendu parler. Autrement dit, Toni Morrison s’est racontée une histoire au sujet de cette vieille femme, et se racontant cette histoire, elle s’est racontée une histoire au sujet d’elle-même.