Le poète et la cité : Léopold Sédar Senghor

Entre l’Est et l’Ouest, Senghor essaie de tracer, d’inventer une troisième voie : celle du socialisme africain. S’il reprend la notion d’aliénation de Marx, il invite néanmoins à une relecture africaine de son œuvre. L’Africain – affirme-t-il, est un être spirituel qui ne saurait embrasser une idéologie fondée sur la négation de Dieu. Ensuite comme les autres adeptes du socialisme africain, il rejette l’idée d’une histoire humaine fondée sur la lutte des classes, sensée déboucher sur la prise du pouvoir sous une direction prolétarienne. Le démocrate en lui est également fondamentalement allergique au despotisme des systèmes mono-partisan. Senghor : « Le pouvoir use. Si les dirigeants ne sont pas critiqués, ils risquent de se laisser aller. C’est pourquoi, il est bon qu’il y ait une opposition structurée capable de faire entendre sa voix ». À la question de savoir si la démocratie est possible en Afrique, il répond donc  sans hésitation par l’affirmative. Comme le reconnaîtra plus tard un de ses fervents contradicteurs, il n’y aura jamais de crime contre l’intelligence au Sénégal sous Senghor.

Le discours politique de Senghor demeure cependant sobre. Contrairement par exemple à un Julius Nyerere, l’autre figure de proue du socialisme africain, il ne cherche pas à créer  un nouveau dogme absolu, une nouvelle doctrine politique totalisante. Sans être l’adepte d’un empirisme vulgaire, il récuse la primauté de l’idéologie, tout en reconnaissant la puissance initiatique, magique, démiurgique de la parole : « Je ne suis pas le Conducteur. Jamais tracé sillon ni dogme comme le Fondateur. Je dis bien : je suis le dyali », le poète musicien.

En 1981, Senghor décide de quitter librement le pouvoir. Est-il usé, fatigué ? Abdication du poète devant le scepticisme de la réalité ? La charge qui pèse sur ses épaules semble devenue insupportable. Senghor : « Chaque matin quand je me réveille, j’ai envie de me suicider et quand j’ouvre une fenêtre, que je vois Gorée, je reprends goût à la vie ».

Exténué par le tohu-bohu de la vie politique, Senghor choisit donc de prendre le large, de se retirer de la scène publique, de retourner au silence et à l’allégresse poétique. Appel irrésistible de la redécouverte de la beauté, de  l’infini poétique ? L’acteur de l’histoire désormais émancipé des contraintes politiques va consacrer le restant de ses jours à parachever son œuvre littéraire. Il faut attaquer la mort sur son propre terrain, le terrain de l’existence : exister dans la mémoire des hommes ; aimait-il dire, avant d’ajouter : « la seule forme de postérité possible est la création d’œuvre d’art ».  La poésie fut cet éblouissement par lequel tout avait commencé pour lui. La poésie sera cet enchantement  par lequel tout finira. Senghor : « s’il devait rester quelque chose de moi que ce soit mon œuvre poétique seule. »

Début 1984 la rumeur cours, enfle à Paris. Senghor portera bientôt l’habit vert, le bicorne, la cape et l’épée des immortels de l’Académie française. Chez les tenants de l’idée, de la fable d’une certaine identité française de souche, on ricane, on fait campagne contre cette idée au mieux saugrenue : « Allons soyons sérieux ! Pourquoi pas Bokassa aussi tant qu’on y est ? » Dans certains milieux africains les dents grincent : « On vous l’avez dit : Senghor est un Nègre Bounty : Noir dehors, Blanc dedans. Le masque vient de tomber ! Il a toujours préféré la normandité à l’africanité !» Pourquoi ce refus d’envisager, au-delà des données d’origine, l’identité de l’homme comme un processus d’être-devenir vers un monde plus ample ? Pourquoi cette vision de l’identité comme une soustraction, comme une  substance ? Pourquoi ce jugement sans appel – ce réflexe crispé, pavlovien –  de l’identité-relation comme une perdition ? Hybride Senghor ? Le poète prend l’injure pour un éloge. Il l’assume, et comme toujours –  la voix, le débit lent, les syllabes articulées, les liaisons soignées  –  il argumente, il explique : oui, j’ai fait mienne la langue française et j’ai contribué à lui donner son universalité ; oui, j’ai œuvré pour la francophonie, cette communauté spirituelle, cette solidarité de l’esprit ; oui, l’avenir est au dialogue ; et vivre cette terre , c’est favoriser la confrontation féconde, la fécondation mutuelle des cultures.

Le 24 mars 1984 l’ancien Président redevenu poète est finalement reçu à l’Académie française ; il sera le premier Noir à siéger sous la coupole. Edgar Faure s’adresse à lui en ses termes : « Vous êtes de ceux qui pensent que les poètes, parce qu’ils sont les visionnaires, sont qualifiés pour conduire les peuples dans les périodes de mutations, quand le mouvement de l’histoire est si rapide qu’on ne peut l’accompagner qu’en le précédant ».

Le 20 décembre 2001, Léopold Sédar Senghor tira sa dernière révérence, à son domicile de Verson, en Normandie. On le savait malade depuis quelques temps. Il vivait avec un simulateur cardiaque pour soutenir son cœur fatigué. Dès l’annonce de son décès, les hommages rendus sont unanimes : les uns et les autres saluent ce magicien des mots, cette grande voix de l’Afrique, ce champion de la dignité africaine, ce fondateur de la démocratie sénégalaise, ce magnifique passeur de cultures, cet apôtre du métissage culturel, cet homme de sagesse et d’équilibre, cet homme de vision, cet homme qui était à la fois mémoire et prophétie, cet homme qui voyait loin.