Le poète et la cité : Léopold Sédar Senghor

Nous sommes dans les années 33-35 et l’horizon semble alors totalement bouché pour les peuples d’Afrique. Senghor : « Les colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et économique par la théorie de la table rase. Nous n’avions, estimaient-ils, rien inventé, rien créé, rien écrit, ni sculpté, ni peint, ni chanté. Des danseurs, et encore… » C’était l’époque où l’historien Pierre Gaxotte, futur secrétaire de Maurras, pouvait écrire à propos des Nègres : « Ces peuples n’ont rien donné à l’humanité, et il faut bien que quelque chose en eux les en ai empêchés. Ils n’ont rien produit, ni Euclide, ni Aristote, ni Galilée, ni Lavoisier, ni Pasteur. Leurs épopées n’ont été chantées par aucun Homère. »

L’Afrique, la tête brouillée, le Moi éclaté, troué de complexe d’infériorité inculqué, boiteux et contrarié, mis en suspension ; l’Afrique, désormais en relation conflictuelle avec elle-même, est alors en errance, en déshérence. Elle doute d’elle-même. Pis : elle est  muette ; elle a perdu le pouvoir de nommer les choses et les êtres ; elle a perdu la parole ; la parole, cette force qui fonde l’assise de notre existence, cette force où s’articule ce qui nous tient debout face au monde. Il fallait heurter ce silence, reprendre la parole, filer, tisser un nouveau phrasé. Senghor : « Pour asseoir une révolution efficace, notre révolution, il fallait d’abord que nous nous débarrassions des vêtements d’emprunts, ceux de l’assimilation et que nous affirmions notre être, c’est-à-dire notre négritude. » Mais qu’est-ce donc cette négritude ? Aimé Césaire, l’homme qui a forgé ce terme, la définit ainsi : « La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. »

« Outre-noir », la Négritude ne serait donc qu’un élan de ressaisissement de soi, de renaissance à soi, de reconquête d’une nouvelle narrative de soi, d’une redescription imaginative de l’Homme Noir par lui-même, un remembrement d’un Moi disjoint,  en somme un nouvel alphabet, une pédagogie, une métaphysique, une praxis de la différence hautement réfléchie au service d’une idée : la refondation d’une nouvelle relation de l’Homme Noir avec lui-même et avec le monde. Combat capital, vital : les hommes étant, dans une certaine mesure – par effet de miroir – ce qu’ils disent qu’ils sont, ce qu’ils définissent qu’ils sont. L’impact de la Négritude sur l’émancipation des esprits est immédiat. Le témoignage de l’écrivain congolais, Henri Lopes, alors étudiant, est à ce propos éloquent : quand il découvre les écrits de Senghor, son monde bascule : « Je range Molière, Corneille et Racine au fond de vieilles malles. Je jette la perruque de leurs personnages et accentue l’épaisseur de mes cheveux… La négritude nous fut donc salutaire.»