Le poète et la cité : Léopold Sédar Senghor

Mais  pourquoi, quand même, ce choix d’un vocable pigmentaire pour répondre à cette interrogation du « quant à soi », du « qui-suis-je », du « comment habiter le monde ? » ? Pourquoi ce recours à un mot équivoque ? Sartre est l’un des premiers à comprendre ce qui est en jeu : « Insulté, asservi, le colonisé se redresse, il ramasse le mot Nègre qu’on lui a jeté comme une pierre ; il se revendique comme Noir face au Blanc dans la fierté», écrit-il dans Orphée Noir.  N’empêche, le terme suscite la controverse, la polémique, la querelle. Les critiques se déchaînent ; les quolibets volent. Wole Soyinka balance son mot d’esprit : « Le tigre ne proclame sa tigritude, il bondit sur sa proie et la dévore». Adotévi, l’écrivain béninois, sort la grande artillerie et dénonce « ces chantres de l’âme noire ». En définitive, écrit-il, la négritude n’est rien d’autre qu’une manière noire d’être Blanc ; une manière de remplacer le fouet blanc par le fouet noir. Mongo Béti enfonce le clou : « Il vaut mieux traiter le problème en termes sociaux qu’en termes raciaux ». Frantz Fanon, quant à lui, tout en reconnaissant la négritude  comme un moment historiquement et psychologiquement nécessaire, s’en méfie. Il refuse, dit-il, de chanter le passé aux dépens du présent et de l’avenir. Et il avertit : il ne faudrait pas que le colonisé, après s’être écarté « de la grande erreur blanche », soit victime du « grand mirage noir », la négritude, cette folklorisation de la culture.

Senghor avec  la patience qui le caractérise, répond aux uns et aux autres : non, la négritude n’est ni une mélancolie crépusculaire, ni un essentialisme, un différentialisme tourné vers un passé perdu ; non, il ne s’agit pas de se distinguer du reste de l’humanité au nom d’une illusoire authenticité nègre, au nom d’une identité figée, intangible, absolue, l’identité étant par nature un chantier jamais achevé, un processus par essence composite, riche de plusieurs affluents et confluents. Non, il ne s’agit pas d’assigner à résidence tous les Noirs dans une mythique « substance noire », dans une couleur, une peau hermétiquement fermée, dans une essence biologique ; non, la négritude n’est pas un nativisme mais une réponse utile, dialectiquement nécessaire à la mise en cage des Nègres dans « l’unité sauvagerie » et  à la négation de leur humanité par l’idéologie coloniale. Et Senghor de préciser que quand il se dit, quand il se définit Nègre, cloche est celui qui ne comprend pas qu’il se proclame aussi couleur « bananes d’or », couleur « terres de rizières », couleur « mineurs d’Asturies », couleur« Juif chassé d’Allemagne », couleur « docker de Liverpool »…

Il faut rendre justice à Senghor : sa négritude n’est pas ce noirisme grégaire, délirant, ce racialisme à la Duvalier chassant les sangs-mêlés, « les sangs douteux », ce national populisme ethnique, débridé, colérique, confus, haineux rejetant les autres humanités. Si Senghor réclame pour l’Afrique le droit à la représentation de sa propre subjectivité, il se veut en même temps, bâtisseur de la civilisation de l’universel. Il s’agit pour lui de se remettre en chemin, d’ouvrir l’espace-monde au-delà de l’histoire, d’habiter « l’expérience monde », de dire l’homme, d’élargir la conversation publique à tous les hommes. « Pourquoi vivre si on ne danse pas l’autre ? » écrit-il. Son crédo est clair, sans ambiguïté : le métissage est  l’avenir de l’homme. Il affirme haut et fort avec Levi Strauss, qu’il ne saurait y avoir de civilisation sans mélange de cultures.

Arrivent les années 60 : les drapeaux et les hymnes nationaux montent dans le ciel des pays africains : c’est l’ère des indépendances. Senghor devient le premier Président du Sénégal indépendant. André Malraux : « Pour la première fois, un chef d’État prend entre ses mains périssables, le destin spirituel d’un continent ».  Mais le poète est-il outillé pour le « job » ? Sera-t-il vraiment à la hauteur ? Le monde politique, monde de l’action, du pragmatisme, de la décision, est-il compatible avec le monde littéraire, le monde de la poésie, monde de l’inspiration, de l’imaginaire ? Est-il possible à un poète de nouer un rapport terre-à-terre avec la routine du monde ? L’homme des lettres, si brillant soit-il, peut-il être un véritable homme d’État ?

D’emblée il faut rappeler que Senghor est un poète tombé en politique malgré lui. « Je suis entré dans le monde politique des caméléons malgré moi, ma vocation était autre », confiera-t-il au Docteur Aliou Camara. D’abord dyali, porte parole, avocat, ambassadeur de son peuple, le voilà maintenant appelé à exercer les plus hautes fonctions politiques. Une mission sacrée : « Maître des Initiés, invoque-t-il dans l’Elégie des circoncis, j’ai besoin de percer le chiffre des choses, de prendre connaissance de mes fonctions de père et de lamarque, de mesurer exactement le champ de mes charges, de répartir la moisson sans oublier un ouvrier ni orphelin ».

La tâche est immense. Lourde. Le poète avait su traduire en vers la souffrance, les besoins et les aspirations fragmentées de son peuple, le politique saura-t-il maintenant saisir le temps et les transformer en actes tangibles ? Le poète est celui qui créé, qui fabrique, qui invente avec des mots. L’homme politique a la même obligation : innover : «  Que j’écrive un poème ou que je décide l’élaboration d’un projet de loi, il s’agit de la même chose sous deux aspects différents. Il s’agit de transformer le monde. » Transformer le monde ? Mais où sont les réformes ? Pas les réformettes. Les grandes réformes. Les grandes réformes qui devaient commander l’avenir ? La pratique politique de Senghor n’aura été qu’une étroite gérance de la cité, accusent encore aujourd’hui ses détracteurs. Où est passé le vitalisme, l’intuition, l’émotion du poète, une fois à la tête de l’État ? Comme un enfant sage devant les adultes, affirment-ils en chœur, Senghor n’aura été qu’un simple gardien du statu quo ! Il n’a pas troublé l’ordre du monde. Il n’a pas su faire taire la misère une fois pour toutes !

Au contraire, rétorquent ses partisans, au lieu d’être un signe manifeste de conservatisme, de conformisme, d’immobilisme, de frilosité, le rejet de toute gesticulation radicale chez  Senghor est une preuve, une marque de clairvoyance, de grande sagesse. Que serait-il advenu au Sénégal, s’il s’était lancé dans l’aventure du déchouquage immédiat du système en place? Le malheur comme ailleurs en Afrique. Si Senghor choisit donc d’agir avec prudence, c’est bien en connaissance de cause ; c’est à partir d’une certaine conscience de l’histoire dans sa pure factualité. L’histoire est capricieuse, et la prudence la forme supérieure du savoir-faire d’un véritable homme d’État. Car même si la politique est un art, il ne faut pas oublier qu’elle demeure soumise à de nombreuses contraintes, qu’elle n’a pas une infinie liberté. Et la folie du poète aurait été de ne pas se conformer à cette sagesse des limites. C’est donc en toute lucidité des contraintes qui pèsent sur la société sénégalaise, sur les sociétés africaines et sur le système-monde que Senghor choisit de tenir la barre, le geste et le discours vigilants. Voici comment à la fin des années 80, il décrit sa méthode : «  J’étudie les dossiers, les situations, et je cherche les solutions les plus efficaces pour atteindre mes objectifs. J’évite d’agir sous le coup de l’émotion. Je diffère mes décisions. Face à nos objectifs lointains, nous essayons d’élaborer une stratégie, mais aussi une tactique, et c’est ici qu’il est nécessaire d’être habile, surtout lorsqu’on passe de la politique intérieure à la politique internationale où règnent, féroces, les grands fauves».  Le contexte mondial est alors à la guerre froide ; à la guerre des idéologies.