La justification morale de l’agressivité
Le cyberharcèlement et les discours de haine peuvent pourtant se trouver une justification morale qui légitime leurs usages sur le web et les réseaux sociaux. La chercheuse américaine Lindsay Blackwell a mené une étude dont les résultats vont dans ce sens [10]. L’étude en question visait à caractériser les ressorts de l’acceptation de la violence dans le débat en ligne. Pour ce faire, la chercheuse a réuni trois panels différents à qui, à la manière de focus groups, elle a demandé de réagir collectivement à un message qu’elle leur présentait. Le message était un tweet, écrit par une certaine « Amy » s’adressant à une interlocutrice nommée « Sarah » en ces termes : « Tu n’es qu’une conne. Suicide-toi. »
Le premier groupe n’a eu accès qu’au message en lui-même et il lui était demandé d’exprimer un niveau d’acceptabilité des propos tenus. Comme on pouvait s’y attendre, ceux-ci ont considéré le message d’Amy comme une transgression grave, condamnable et injustifiée. Le même tweet a par la suite été présenté à un second panel, en lui précisant que la « Sarah » en question avait volé 100 dollars à un couple de personnes âgées. Pour le troisième groupe, la somme en question montait à 10 000 dollars. Dans le cas de ces deux panels, les réactions ont considérablement varié par rapport aux premières réactions : le message d’« Amy » était toujours perçu comme une transgression condamnable, mais celle-ci était majoritairement considérée comme légitime par les membres des panels. Selon Lindsay Blackwell, cette étude illustre la pratique de justice punitive très présente sur les réseaux sociaux, qui s’apparente à la « loi du talion » que l’on résume généralement par l’expression « œil pour œil, dent pour dent ». Les propos injurieux y sont d’autant plus acceptés qu’ils s’adressent à une personne ayant eu un comportement immoral ou qui sort de la norme, et pour lequel elle doit être sanctionnée par la communauté.
Un cas célèbre de justice punitive en ligne est celui de Justine Sacco. En 2013, la jeune britannique part en voyage en Afrique du Sud. Avant de prendre son avion, elle tweete un message disant « Je pars pour l’Afrique. J’espère que je n’attraperai pas le sida. Je plaisante, je suis blanche ». Le tweet en question, qu’elle justifiera par la suite comme un trait d’humour, est très vite repris et condamné sur Twitter pour sa teneur raciste. Lorsque Sacco atterrit au Cap, son tweet a occasionné des milliers de réponses : des condamnations, des parodies, des insultes et des appels au meurtre. Le temps du trajet en avion, elle a perdu son emploi (son employeur est directement pris à partie sur Twitter) et une bonne partie de ses relations personnelles et familiales lui tournent le dos. Entre le 20 décembre et la fin de l’année 2013, son nom est recherché 1,2 million de fois sur Google.