Internet et la brutalisation du débat public

Internet nous rend-il plus agressifs, ou plus tolérants à l’égard de l’agressivité, dans nos discussions politiques du quotidien ? Romain Badouard dresse une cartographie la violence des débats en ligne, de ses usages et de ses effets.

étude signée Romain Badouard et publiée sur le site la viedesidées.fr , le 06 11 2018

Le 3 juillet dernier, le tribunal correctionnel de Paris a rendu une décision inédite : pour la première fois en France, deux internautes anonymes ont été condamnés pour cyberharcèlement à 6 mois de prison avec sursis et 2000€ d’amende, après avoir proféré des menaces de mort à l’encontre de la journaliste Nadia Daam. À la suite d’une chronique sur Europe 1 où elle prenait la défense de deux militants féministes eux-mêmes victimes de cyberharcèlement, la journaliste avait fait l’objet d’une campagne particulièrement violente sur des forums de discussion et sur les réseaux sociaux (menaces de viol, appels au meurtre, divulgation de son adresse personnelle, diffusion des photographies de sa fille accompagnées de l’adresse de son école). Au procès, le fossé séparant la violence des propos tenus et les justifications livrées par leurs auteurs ont marqué les journalistes présents sur place : pour ces jeunes adultes, il s’agissait d’humour et de provocations davantage que de réelles menaces. Ils qualifiaient ainsi leurs propos d’échanges « trollesques » entre membres d’une communauté qui partagent les mêmes codes de communication, et où l’ironie est un registre d’expression particulièrement courant. Si cette décision de justice marque une nouvelle étape dans la lutte contre le cyberharcèlement, elle rouvre un vieux dossier pour les chercheurs en sciences sociales qui s’intéressent aux pratiques participatives sur internet : celui de la « qualité » du débat public en ligne.

Internet nous rend-il plus agressifs, ou plus tolérants à l’égard de l’agressivité, dans nos discussions politiques du quotidien ? Pour certains observateurs, il semble indéniable qu’internet, et les réseaux sociaux en particulier, favorisent la « violence expressive », engendrent un « ensauvagement » des relations sociales ou accompagnent une « démocratisation de la méchanceté ». De notre côté, nous préférons aborder le sujet en mobilisant le concept historiographique de « brutalisation », qui désigne initialement un processus d’amplification de la violence politique dans l’entre-deux-guerres, hérité de l’expérience de la Première Guerre Mondiale. Dans le contexte qui nous intéresse ici, toute connotation guerrière ou toute analogie avec le climat politique de l’époque est à proscrire : si nous utilisons le terme de « brutalisation » [1], c’est pour nous intéresser, comme les historiens qui ont mobilisé ce concept dans leurs travaux, au double processus de banalisation et de légitimation de la violence dans le débat public, qui semble aujourd’hui à l’œuvre dans différents espaces de discussion en ligne.

Les causes de la banalisation de la violence dans les conversations politiques du quotidien sont plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord et dépassent largement la seule question de l’anonymat des internautes. Celle-ci présente des racines culturelles, tant les pratiques d’échange propres au web disposent de leurs propres codes, mais aussi sociales, quand l’agressivité en ligne se trouve des justifications morales. Notre objectif est également de montrer que la violence peut constituer une ressource stratégique dans le cadre de controverses autour de sujets de société : faire taire un adversaire en l’intimidant permet alors d’occuper l’espace du débat et d’assurer une visibilité optimale aux arguments que l’on défend. Les plateformes de réseaux sociaux ne sont par ailleurs pas exemptes de responsabilités dans ce dossier, dans la mesure où leur design comme leurs modèles économiques favorisent la propagation de contenus virulents, voire haineux. Les pouvoirs publics, de leur côté, incitent les plateformes à s’investir davantage dans la régulation des contenus qu’ils hébergent, laissant paradoxalement courir le risque d’une privatisation des pouvoirs de censure sur internet.