Internet et la brutalisation du débat public

Le lynchage collectif comme distraction

Le cas de Justine Sacco est l’une des histoires qui inspirera au journaliste Jon Ronson son ouvrage So you’ve been publicly shamed qui traite de ces nouvelles formes d’humiliation collective sur les réseaux sociaux. Selon l’auteur, ces lynchages s’apparentent à une nouvelle forme de contrôle social, voire une résurgence des tribunaux populaires ou des jeux du cirque. Sans aller jusque-là, il semble indéniable que ces formes de condamnation collectives s’inscrivent dans une histoire. Selon le chercheur François Jost, elles peuvent être considérées comme les héritières du «  hate watching », cette pratique qui vise à regarder des émissions tout en en détestant le contenu, dans le seul but de les critiquer et de tourner en ridicule ses protagonistes. Les réseaux sociaux prendraient ainsi le relais de la télé-réalité du début des années 2000, en amplifiant la dimension collective de la moquerie et par effet d’entraînement, sa virulence [11].

Le lynchage en ligne comme pratique sociale, voire comme distraction, soulève la question de sa réception. Si l’ironie et le second degré sont des registres d’expression particulièrement mobilisés sur les réseaux sociaux, tous les internautes ne disposent pas de la même grille d’interprétation des messages violents. Les chercheuses Amanda Lenhart et Michele Ybarra ont par exemple mené une étude portant sur la perception du cyberharcèlement chez les adolescents aux États-Unis [12]. Elle révèle que si les garçons sont autant victimes d’agressions verbales que les filles (dans cette étude, un adolescent sur deux se dit avoir été la cible d’attaques en ligne), le discernement entre ce qui relève de l’agression et de l’humour varie considérablement selon les sexes : les jeunes femmes, davantage sujettes à des insultes concernant leur physique, expriment un seuil de tolérance inférieur à la violence expressive, alors que pour les jeunes hommes, un propos est considéré comme « admissible » tant qu’il ne va pas jusqu’à la menace directe de violence physique.

Que des insultes, des propos virulents ou des propos haineux soient formulés au premier ou au second degré, il n’en demeure pas moins que leur prolifération engendre irrémédiablement leur banalisation. Comme le veut la « loi de Poe », en ligne, les extrémismes « sincères » et « satiriques » sont difficilement différenciables et constituent en fin de compte les deux facettes d’un même processus de normalisation de l’agressivité. La sociologue Catherine Blaya a récemment conduit une enquête portant sur l’exposition des adolescents aux discours haineux sur internet, dont les conclusions vont dans ce sens. À partir de 1 093 questionnaires et entretiens réalisés auprès de collégiens et lycéens âgés de 11 à 18 ans, elle a estimé que 35,2 % d’entre eux avaient été confrontés à des messages racistes, antisémites, misogynes ou homophobes sur internet, et que 15% d’entre eux en avaient été directement victimes. L’enquête en question relevait que le sexe ou l’origine sociale n’avaient pas d’incidence sur le fait de devenir producteur de haine. Elle montrait par ailleurs qu’une part importante des auteurs de ces injures en étaient eux-mêmes victimes. Les discours haineux semblaient ainsi engendrer un cercle vicieux : puisque les internautes visés en étaient victimes dans l’indifférence générale, ils les intégraient comme des formes d’expression légitimes et les reproduisaient à leur tour [13].