Internet et la brutalisation du débat public

La violence comme ressource stratégique

On retrouve cette idée de l’agressivité comme ressource stratégique dans les propos tenus par les internautes ayant harcelé Nadia Daam. Lors de leur procès, lorsque le juge demande à l’un des deux accusés pourquoi il a tenu de tels propos sur un forum, celui-ci répond : « je ne vais pas dire que c’était pour gagner des points sur le forum ou des points internet mais… c’est presque ça ». Après la condamnation des deux internautes, un troisième individu postera sur le même forum un nouvel appel au meurtre. Il sera à son tour jugé en comparution immédiate. À la barre, il plaidera une « blague » pour divertir la communauté. Comme le rapporte la journaliste du Monde présente à l’audience : « il reconnaît seulement des propos « aguicheurs », proférés lors d’un « pic de connexion ». (…) Dans le flot de messages publiés sur la journaliste ce jour-là, le prévenu cherche alors à se distinguer de la multitude : ‘Je me suis dit que j’allais faire mieux que les autres’. » Les propos virulents constituent ici un moyen de gagner en reconnaissance sur le forum, d’apparaître comme une personne ressource, voire un « leader d’opinion ».

Les usages stratégiques de la violence expressives dépassent pour autant les seules logiques de reconnaissance interpersonnelle et présentent des causes davantage structurelles. Le débat public en ligne s’apparente bien souvent à des batailles de visibilité quand les sujets abordés sont controversés : les partisans d’une cause vont chercher à rendre leurs argumentaires le plus visible possible aux yeux des internautes, par exemple en améliorant le référencement de leurs sites sur les moteurs de recherche (pour s’assurer qu’ils disposent d’un bon classement et arrivent dans les premiers résultats) ou en ayant recours à des hashtags sur les réseaux sociaux afin de faire remonter les fils de discussion dans les « sujets tendances » (trending topics) sur lesquels tomberont automatiquement les internautes en s’y connectant. Sur Twitter, le recours aux hashtags dans les conversations relève même parfois d’une « politique affective » pour reprendre l’expression de Maxime Cervulle et Fred Pailler : des camps opposés sur une même thématique vont se doter de leurs propres hashtags pour s’attribuer des espaces de débat militants (par exemple #mariagepourtous et #manifpourtous lors des débats sur la légalisation du mariage homosexuel), et rassembler des sympathisants autour de visions communes. Pour autant, la plasticité des hashtags couplée au système d’adressage permis par l’arobase sur Twitter (qui permet de mentionner directement quelqu’un dans son tweet et de le lui faire savoir) produisent des ponts entre ces communautés idéologiques et génèrent des polémiques et du conflit sur le réseau social [14].

Tout l’enjeu, dans ces conflits, est moins de convaincre des opposants dont les positions sont bien établies que de s’adresser à la majorité silencieuse qui consulte les débats sans jamais y prendre part. Si l’architecture des réseaux sociaux est conçue de manière à inciter les internautes à prendre la parole ou à réagir, il semblerait que la plus grande partie d’entre eux utilisent ces plateformes à la manière de navigateurs, pour accéder à des contenus sans jamais participer aux conversations, « liker » des messages où partager des posts. Des camps en opposition vont ainsi chercher à diminuer la visibilité des arguments adverses, soit en augmentant la visibilité de leurs propres arguments, soit en cherchant à disqualifier leurs opposants, afin de les délégitimer aux yeux du public « neutre » qui assiste à la joute. Dans ce contexte, faire taire ses adversaires en les intimidant peut relever d’une stratégie collective. Le recours au cyberharcèlement militant tend ainsi à devenir un mode d’action collective à part entière sur les réseaux sociaux. Cette pratique, historiquement liée aux réseaux d’extrême droite parfois qualifiés de « fachosphère », se serait étendue aux militants des causes progressistes. Jonathan Chait, journaliste au New York Times, a dénoncé dans une tribune remarquée une nouvelle culture du politiquement correct au sein de la gauche radicale américaine qui viserait à disqualifier par l’humiliation les points de vue considérés comme « illégitimes ». Ces pratiques auraient selon le journaliste pour conséquence de limiter la liberté d’expression d’individus qui craignent d’être perçus et affichés comme « rétrogrades » sur les réseaux sociaux. « Le débat démocratique repose sur l’idée de convaincre les gens d’être d’accord avec vous », conclut Chait dans cette tribune, « pas de leur faire redouter de ne pas être d’accord. »