Après « La femme est l’avenir du Golfe ( Ed. Le bord de l’eau, 2020 ) », le docteur en science politique et directeur de la French Arabian Business School de Bahreïn Arnaud Lacheret signe une nouvelle enquête, « Femmes, musulmanes, cadres…une intégration à la française ( Ed. Le bord de l’eau, 2021 ). À travers la réussite d’une vingtaine de femmes nord-africaines, l’auteur s’interroge sur leur parcours, leur rapport à la religion et à leur milieu d’origine, et invite à repenser la politique d’intégration en France.
entretien publié sue le site filmedia.com, le 26 10 2021
Fild : Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre, après La femme est l’avenir du Golfe ?
Arnaud Lacheret : En feuilletant mon précédent livre, beaucoup de lecteurs français ont cru reconnaître une amie ou une collègue de travail dans certains propos de ces femmes du Golfe devenues managers, alors que leurs mères n’avaient pas le droit de travailler. Mais ce qui a tout déclenché, c’est un échange avec des journalistes d’une radio communautaire maghrébine sur la façon dont les femmes de la deuxième génération avaient brisé tous les plafonds de verre et le déterminisme social en forçant leur destin. Je me souviens de la phrase du journaliste, qui disait que l’intégration avait bien marché car avec des parents illettrés, les femmes de la deuxième génération avaient progressé socialement plus que n’importe quelles autres. J’ai voulu le vérifier en reproduisant quasiment à l’identique l’enquête menée dans le Golfe, en considérant qu’après tout, s’intégrer sur le marché du travail en Arabie Saoudite et s’intégrer dans la société française étaient deux facettes de la définition sociologique de l’intégration.
Fild : Votre livre est une enquête de terrain. Quelle a été votre approche méthodologique ?
Arnaud Lacheret : J’ai traduit en français le questionnaire du précédent livre et j’ai cherché des femmes ayant les caractéristiques les plus proches de celles que j’avais interrogées dans le Golfe. Autrement dit, il me fallait des femmes diplômées et ayant des carrières de cadres et de professions intellectuelles. Il fallait qu’elles se définissent a minima comme « de culture musulmane » et comme issues de l’immigration nord-africaine. J’ai travaillé à partir du témoignage de 23 femmes, ayant 37 ans de moyenne d’âge.
Les deux différences majeures avec les femmes du Golfe concernaient d’abord la situation sociale, puisque les parents des femmes du Golfe étaient de la classe moyenne et les femmes françaises étaient d’origine très modestes. L’autre variante étant évidemment le contexte social, entre des pays musulmans parfois très conservateurs d’une part, et la France de l’autre.
Les mécanismes d’intégration de ces deux groupes ont cependant beaucoup de points communs, dont l’obligation de surmonter l’archaïsme de la culture d’origine et des parents. Le rôle de ces derniers est d’ailleurs très important, car dans les deux cas, ils poussent les filles à réussir et à profiter des ouvertures de la société, mais en parallèle, ils essaient de les contrôler en ce qui concerne les traditions et la vie privée. Tout se joue donc dans la capacité des femmes à convaincre leur famille et leur entourage de les laisser s’émanciper.
Fild : Comment décririez-vous le rapport que les femmes interrogées entretiennent avec l’islam ?
Arnaud Lacheret : On est là encore dans le même schéma que dans le Golfe, puisqu’elles développent l’idée d’un islam du choix « à la française ». Mais attention ! Car cette idée est dévoyée par les islamistes pour qui le choix, en islam est celui pour une femme de se soumettre soi-disant librement aux pratiques les plus rigoristes. Ici, c’est l’inverse : la plupart se disent musulmanes mais choisissent de revenir à une relation simple à Dieu, sans se prendre la tête avec d’éventuelles contraintes. Dans l’enquête, aucune ne porte le voile, beaucoup ne prient pas, elles boivent parfois de l’alcool et vivent « comme des françaises », selon leurs dires. Mais quelque chose les rattache à la religion, et c’est cela qu’elles appellent leur choix : la religion ne doit pas les empêcher de vivre. Et c’est exactement ce que me disaient les femmes du Golfe dans le précédent livre. L’islam est pour elle beaucoup moins un frein à leur intégration que les facteurs culturels importés par leurs parents et reproduits au sein du quartier. Pour autant, et ceci est très important, elles ont du mal à entendre les attaques contre leur religion. Lorsque je les interroge sur le voile, elles ont du mal à accepter les critiques permanentes formulées à l’encontre de celles qui le portent et trouvent que c’est contre-productif : aucune n’enlèvera le voile en se sentant rejetée, estiment-elles. De même, ce qu’elles appellent la « stigmatisation » de l’islam et des musulmans ne peut qu’entrainer un repli des personnes issues de l’immigration. C’est malheureusement ce que l’on constate.
« On n’apprend pas aux gens ce que c’est qu’être français »
Fild : Qu’est-ce qui caractérise les femmes nord-africaines devenues cadres, du point de vue de leur intégration ?
Arnaud Lacheret : Il y a d’abord un vrai souci avec leur culture d’origine, d’autant plus que leurs parents étant souvent très pauvres et peu instruits, ils n’ont souvent importé que des éléments assez conservateurs,
qui sont somme toute assez proches de ce que l’on retrouve dans le Golfe : surveillance et contrôle des femmes, patriarcat, mariages arrangés… Elles me décrivent des moments compliqués dans leur jeunesse où, justement, il leur a fallu s’extraire de tout cela sans rompre définitivement. Mais en parallèle, elles portent souvent le potentiel succès du projet d’immigration de leur famille. Tout en tentant de les surveiller, cette dernière les pousse à faire des études, même si, souvent, les parents ne savent absolument pas de quoi il s’agit. Ils ne sont pas capables de leur donner les codes de la société française, ni même de l’embourgeoisement auquel ils aspirent. En définitive, on assiste au fur et à mesure de l’émancipation des femmes, à une boucle de rétroaction, comme dans le Golfe : elles font évoluer leur famille, les tirent vers le haut et aident leurs parents à s’intégrer sur leurs vieux jours… Elles me parlent souvent avec émotion de la façon dont elles font reculer les limites de ce qui était acceptable pour leurs parents, notamment lorsqu’elles leur ramènent un homme qui n’est pas de la même origine.
Fild : Finalement, votre livre invite à repenser la politique d’intégration. Quels en sont, selon vous, les travers actuels, et que proposez-vous ?
Arnaud Lacheret : C’est toute la philosophie de l’intégration qu’il faut remettre en question. Dans les années 80, on a décidé que les immigrés demandaient le droit à l’indifférence et de valoriser le droit à la différence. A partir de là, on a exacerbé la différence culturelle et religieuse dans la démarche d’intégration. Regardez ce que financent souvent les politiques culturelles dans les banlieues : des spectacles ou des concerts de musique qui ramènent les habitants à leurs origines ! Regardez quelles associations sont subventionnées, regardez ce que l’on propose dans les centres sociaux des quartiers défavorisés : souvent, cela commence par des cours de cuisine ou chacun doit montrer les spécialités de son pays. Autrement dit, on n’apprend pas aux gens ce que c’est qu’être français, ce que c’est que s’intégrer, mais on les ramène à leurs origines, voire à la culture de leur quartier… C’est systématique ! Et ce sont souvent des gens de bonne volonté qui font cela. Sauf que les vagues d’immigrations polonaise ou italienne, par exemple, n’ont pas eu besoin de cela pour entretenir un rapport affectueux à leur origine. Par contre, quand il a fallu faire « comme les français » pour réussir, ils l’ont fait, parce que la France était capable de leur montrer ce qu’il fallait faire pour s’intégrer. Ce mécanisme, cette recette ont été perdus. Les femmes de la deuxième génération que j’ai interrogées ont su le faire, mais leurs propres enfants reviennent de l’école en leur disant « maman nous sommes algériens » ! Elles voient donc des efforts de près de 40 ans auxquels elles ont consenti pour s’intégrer ruinés par ce que leurs enfants apprennent à l’école de la République ! Après l’intégration de la deuxième génération, on a la désintégration de la troisième, c’est frappant… Le travail de ceux qui bâtiront la nouvelle politique d’intégration devra vraiment se pencher sur ce qui a conduit notre pays à occulter ce que nous sommes, à oublier d’expliquer à ceux que nous accueillons ce qu’il faut faire pour être français, ce que notre socle commun de valeurs représente. Après, il est évidant que les apports extérieurs enrichiront cette identité partagée, encore faut-il savoir la définir.