« Le Ladies Football Club », de Stefano Massini : footballeuses en guerre

Avec son nouveau roman,  Le Ladies Football Club, l’écrivain et dramaturge italien redonne toute leur énergie aux pionnières anglaises du football féminin, en 1917. Ludique et politique.

article par Macha Séry publié sur le site lemonde.fr le 21 04 2021

« Le Ladies Football Club » (Ladies Football Club), de Stefano Massini, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Globe, 192 p., 20 €, numérique 15 €.

Dès la première foulée, c’est une transgression, puis, en quelques enjambées, une révolution. Les unes après les autres, elles sont descendues de leur muret où elles mordaient dans un sandwich pour se lancer à la poursuite d’un ballon improvisé : un prototype désamorcé de la Bomb 4, un objet sphérique. Quelle mouche vient de piquer ces ouvrières anglaises d’une usine d’armement lorsqu’elles se hasardent à jouer au football dans la triste cour en brique où elles se détendent de leur labeur sur la chaîne de montage ?

En ce 6 avril 1917, jour de l’entrée en guerre des Etats-Unis, leurs cœurs s’enflamment. Les coups de pied crépitent. La rage s’exprime droit au but. Contre les atrocités dans les tranchées, les baisses de salaire, le rationnement, tant de choses à venger de l’enfance ou de l’âge adulte… Unies et dissemblables, ces filles, épouses et mères, sont toutes saisies d’une folie aussi innocente que dissidente. Car, pour tolérer que des femmes, qui plus est « en cheveux » – une charlotte leur sera par la suite imposée –, osent investir ce sport hautement masculin, il faut bien que les hommes soient partis au front, sur le continent. Qu’elles participent donc à l’effort patriotique par des matchs caritatifs ! Le « Ladies Football Club », qui donne son titre au nouveau roman de l’Italien Stefano Massini, est né. Leur patron « ajouta que dans l’Histoire entière/ on n’avait jamais, jamais entendu/ que le football était une affaire de jupons./ “Il y a un début à tout”, cracha Haylie,/ qui se voyait déjà en Rosa Luxemburg du football ».

Aventure sans précédent

Il faut l’avouer : 11 est un chiffre bancal. Entre 10, rondeur décimale et riche symbole religieux (les dix plaies d’Egypte, les dix commandements), et 12, nombre dit « sublime » en mathématiques. Elles sont donc onze, ces prolétaires de Sheffield, dans le nord de l’Angleterre. Pas une de moins, pas une de plus, aucune remplaçante en vue. Elles ne devront compter que sur elles-mêmes et les unes sur les autres comme coéquipières d’une aventure sans précédent. Onze à s’aligner sur le terrain et à se mettre d’accord dans le cadre d’un collectif promis à une gloire grandissante. Quel poste pour chacune ? Quelle capitaine élire ? Quel maillot choisir ? En l’espèce, il s’agira d’une toile de suaire, donné par le frère de la numéro 5, qui œuvre comme fossoyeur militaire. Le hic ? Le sigle LFC pour « Long Forth Cemetery », précousu sur le tissu noir. Qu’à cela ne tienne, détourné, il désignera le Ladies Football Club. Lequel s’inspire du Dick Kerr’s Ladies Football Club, équipe féminine de football créée par d’autres ouvrières, un peu plus tôt à Preston, non loin de là, comme ailleurs en Grande-Bretagne ou en France.

Les protagonistes étaient déjà onze dans la pièce de théâtre 7 minutes, comité d’usine (L’Arche, 2018), de Stefano Massini, 45 ans, le dramaturge italien le plus traduit et joué dans le monde ; des déléguées chargées d’examiner une réforme du règlement au sein de leur usine textile. Soit un raccourcissement de la coupure méridienne de sept minutes, sur quinze, pour gagner en productivité, inspiré d’un cas survenu en France en 2012, après qu’une multinationale, nouvellement propriétaire, avait voulu imposer cette mesure au personnel sous peine de chômage.

Réjouissant syncrétisme

Roman ou pièce de théâtre – l’auteur décline souvent ses propres créations pour la scène du Piccolo Teatro de Milan, dont il est consultant artistique –, Massini s’engage dans une littérature de combat. Celle-ci s’enracine dans une tradition ancienne. Après Les Frères Lehman (Globe, prix Médicis et prix du livre étranger 2018), ce deuxième roman en vers libres fusionne, en un réjouissant syncrétisme, poésie, épopée, pantomime et commedia dell’arte – cette forme dramaturgique inventée en Italie il y a cinq cents ans et maintenue vivace, de Dario Fo (1926-2016, Prix Nobel de littérature, 1997) à Ascanio Celestini et donc à Stefano Massini aujourd’hui.

Ainsi, au fil de la chronique du Ladies Football Club, apparaissent des caractères intangibles par leurs tics de langage, leurs références culturelles, leur gestuelle, les ressorts de leur révolte. C’est ludique et politique, empli de gravité et primesautier, tout en jambes et en tête. La farce et la férocité conjuguent ici leurs effets d’une manière explosive.

Les pionnières du football britannique se produiront dans de vrais stades. Elles deviendront populaires. Trop. Et « inconvenantes ». En 1921, la Football Association sifflera la fin de la partie. Les clubs affiliés banniront les femmes de leurs terrains, et celles-ci ne pourront disputer aucun match officiel jusqu’en 1971. Fini de jouer.

Signalons également la parution de « 1990-2020. Le théâtre italien entre en résistance », sous la direction d’Olivier Favier et Federica Martucci, « Les Cahiers de la Maison Antoine-Vitez », 524 p., 24 €, qui inclut des extraits de trois pièces de Stefano Massini, ainsi qu’une biographie et une analyse de son œuvre.