Le discours de Zemmour n’est pas dangereux seulement parce qu’il s’en prend aux musulmans, mais parce qu’il est anti-républicain.
– Par Karim Amellal, écrivain, enseignant à Sciences Po Paris et membre du collectif Chronik. Tribune publiée dans l’espace blog de Libération, le 0 910 2019
« Il est peu de dire que le discours de Zemmour à la Convention de la droite a constitué un tournant. Un tournant par l’ampleur de son propos, dont la retransmission en direct par une chaîne d’info a assuré de façon spectaculaire la publicité, et a contribué un peu plus à en diffuser la logorrhée nauséabonde. Un tournant aussi parce que, peut-être pour la première fois à la télévision, on a pu assister à la mise en récit de toute la weltanshaaung, de la vision du monde, de la « nouvelle » extrême droite français telle que voudrait l’écrire Marion Maréchal-Le Pen, candidate embusquée à la succession de sa tante.
Qu’y a-t-il de nouveau dans ce discours ? Rien. Comme l’a très bien montré l’historien Gérard Noiriel, la pensée Zemmourienne s’enracine dans la matrice idéologique de l’extrême droite française telle qu’elle existe depuis la fin du 19ème siècle, qui s’est enrichie par couches successives des « apports » de la crise des années 30, de la collaboration, de la guerre d’Algérie. De la doctrine de haine ciblant des minorités dangereuses au rugissement contre l’ « idéologie diversitaire », de la nostalgie de l’empire à la peur du « grand remplacement », c’est une même pensée haineuse, ethno-populiste, réactionnaire, identitaire et raciste qui transparait dans ses propos. La même, à quelques nuances près, qui nourrit l’Alt-Right et les suprémacistes américains, comme l’a souligné l’historien Tal Bruttmann dans une récente tribune dans Le Monde.
Si la violente charge de Zemmour contre les musulmans a retenu l’attention et, une fois n’est pas coutume, suscité un large mouvement d’indignation, la portée de son discours est bien plus vaste. Et elle nous concerne tous. Car en ciblant les musulmans comme hier on s’en prenait aux juifs, le polémiste renoue avec les fils traditionnels de l’extrême droite française dont le dessein profond était de mettre à bas la République, ses principes, ses valeurs, en la purifiant de ses « corps étrangers », et d’abattre la démocratie libérale, coupable à leurs yeux de tous les maux, de toutes les faiblesses. Ce que Zemmour combat en réalité, ce sont pas seulement ces « minorités » qui le révulsent, c’est tout notre édifice social et démocratique, sa cohésion, son histoire, son ciment, son avenir. En vitupérant contre le « progressisme », c’est la culture démocratique qu’il récuse, fondée sur le respect de l’autre, en lui privilégiant la brutalité du « parler vrai » contre le politiquement correct, en incitant à la haine au lieu de cautériser les plaies. Zemmour ne dialogue pas, il monologue. Mais ses mots font mal. Ses mots sont des flammes qui brûlent ce qui fait de nous des citoyens.
Le procédé est toujours le même : constater l’apocalypse, désigner des boucs émissaires en mobilisant tous les stéréotypes (les « métèques », les juifs, les musulmans, les homosexuels, etc.), puis pointer un doigt accusateur sur les « vrais » responsables du désastre : les institutions démocratique, les élites, les médias, les parlementaires, le libéralisme… Derrière le déclin mis en récit (l’affaissement de l’école, des gamins qui n’apprennent plus rien, l’effondrement des mœurs, etc.), il y aurait des responsables qui complotent. C’est cette mécanique complotiste, paranoïaque, qui structure la « théorie » du grand remplacement popularisée par Renaud Camus. C’est cette même mécanique infecte qui structurait le Protocole des sages de Sion, ce faux grotesque confectionné en Russie au début du 20ème siècle, qui se présentait comme une vaste entreprise de conquête du monde ourdie par les juifs et les francs-maçons, devenu un bréviaire de l’antisémitisme dans les années 30. En pratiquant à satiété l’inversion victimaire, Zemmour, comme tous ses aînés avant lui, fait du faible un fort, et du fort, un faible. Le dominé n’est pas celui qu’ « on » nous fait croire, rugit Zemmour, le dominé c’est l’ « homme blanc hétérosexuel catholique », victime, donc, des féministes, des militants LGBT, des musulmans, des « racisés », de Rokhaya Diallo et de Caroline de Haas. Mais le sanglot de Zemmour, en creux, ne dégouline pas que sur des individu sur le fondement de leur genre, de leur foi ou de leur combat contre les discriminations. Il engloutit, plus largement, toute la République : l’égalité, la citoyenneté, la solidarité, la fraternité, et même la laïcité que Zemmour et ses acolytes voudraient s’arroger, mais qu’ils ont en réalité kidnappée pour en faire un autre instrument d’exclusion.
Le fascisme est né de là. De cette pensée. De ces mots.
Délinquant au regard de la loi, fossoyeur des valeurs de la République, Zemmour est aussi, hélas, un symptôme. On le regarde lui, on l’écoute lui parce qu’il parle fort et bénéficie de la complicité de certains médias. Mais il n’est que la pointe très visible d’un immense iceberg. Les haines prolifèrent dans notre pays, et les réseaux sociaux n’en sont que l’un des miroirs. De l’antisémitisme à la haine contre les musulmans, en passant par le sexisme, la xénophobie, la haine anti-LGBT et bien d’autres, elles polluent le débat public mais, plus grave, nourrissent en grossissant le populisme et, il faut bien le dire, de nouvelles formes de fascisme. Celles-ci, sans fard, se sont exprimées lors de la Convention de la droite. Elles ont imbibé le discours de Robert Ménard, de Marion Maréchal-Le Pen. Cette bataille des idées que cette dernière, en invoquant Gramsci qui doit se retourner dans sa tombe, l’extrême-droite pourrait bien remporter. A force de complaisances, de défiances, d’irresponsabilité, les digues cèdent, les résistances s’étiolent. Inexorablement, comme l’a très bien compris la nièce de Marine Le Pen, le glissement des idées se poursuit, sur fond de détresse des classes populaires par rapport aux dérèglements du capitalisme et à une mondialisation perçue comme invasive, ou excessive, qu’exprime notamment la peur de l’immigration. Peu à peu, chez les plus faibles, les blessés, dans les territoires ruraux ou périphériques, le malaise du présent et la peur de l’avenir se sont transformés en peur de disparaître. Pour répondre à cette insécurité culturelle qui enfle depuis de nombreuses années, le populisme d’extrême droite – ou national-populisme – accuse comme dans les années 30 les représentants et les élites, désigne des boucs émissaires faciles – les immigrés, les musulmans – et se réfère à un âge d’or qui n’a jamais existé. Eric Zemmour, de ce point de vue, est autant un pyromane qui souffle sur les braises qu’un symptôme de l’état général d’une partie de l’opinion publique dont d’innombrables études et enquêtes nous peignent les frustrations, le ressentiment, les colères, les blessures. La montée du national-populisme et de l’illibéralisme que cristallise le discours zemmourien n’est d’ailleurs pas propre à la France. Dans la plupart des démocraties occidentales, des Etats-Unis à la Suède, le même phénomène est à l’œuvre, qui n’est pas sans rappeler le processus social, économique et culturel par lequel les totalitarismes ont surgi dans les années 30, tels que décrits par Hannah Arendt.
Ce qu’il subsiste de la droite traditionnelle, dite « républicaine », elle-même glisse. Ce n’est pas nouveau, mais il n’y a plus grand monde, à vrai dire, pour la retenir. Deux candidats à la présidence du parti Les Républicains, Julien Aubert et Guillaume Larrivé, ont apporté leur soutien à Eric Zemmour, pour des raisons autant électoralistes qu’idéologiques. Les élections municipales pointant à l’horizon et le président Emmanuel Macron occupant tout l’espace politique central, les deux postulants imaginent sans doute qu’il est nécessaire de radicaliser leurs positions sur l’immigration et sur l’islam pour les mettre au diapason de ce que pensent, d’après les sondages, une large proportion de Français.
C’est pour cela que les discours de Zemmour sont dangereux. Rappelons-nous Primo-Lévi, dans la préface de Si c’est un homme : «Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que »l’étranger c’est l’ennemi«. Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a le lager (camp de concentration) ; c’est à dire le produit d’une conception du monde poussée à ses plus extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse ; tant que la conception a cours, les conséquences nous menacent. Puisse l’histoire des camps d’extermination retentir pour tous comme un sinistre signal d’alarme ».
Au début, il y a le verbe. »