Aussi n’est‐il pas étonnant que le respect soit l’exigence morale la plus fortement revendiquée aujourd’hui – non pas le respect et l’honneur dus au rang, mais le respect dû à l’égalité. Comme Tocqueville en avait l’intuition, même quand elles se réduisent, les inégalités sont de plus en plus douloureusement vécues.
La multiplication et l’individualisation des inégalités élargissent l’espace des comparaisons et accentuent la tendance à s’évaluer au plus près de soi. En effet, dans ce nouveau régime, les « petites » inégalités semblent bien plus pertinentes que les « grandes ».
Les grandes inégalités, opposant la plupart d’entre nous aux 1 % les plus riches, sont moins significatives et nous mettent moins en cause que les inégalités qui nous distinguent de ceux que nous croisons tous les jours. Surtout, les inégalités multipliées et individualisées ne s’inscrivent dans aucun « grand récit » sus‐ ceptible de leur donner du sens, d’en désigner les causes et les responsables, d’esquisser des projets pour les combattre. Épreuves singulières et intimes, elles sont comme dissociées des cadres sociaux et politiques qui les expliquaient, procuraient des raisons de lutter ensemble, offraient des consolations et des perspectives.
La distance entre les épreuves individuelles et les enjeux collectifs ouvre l’espace au ressentiment, aux frustrations, par‐ fois à la haine des autres, pour éviter de se mépriser soi‐même. Elle engendre des indignations, mais, pour le moment, celles‐ci ne se transforment pas en mouvements sociaux, en programmes politiques, ni en lectures raisonnées de la vie sociale. L’expérience des inégalités alimente les partis et les mouvements que, faute de mieux, on qualifie de « populistes ».