Luc Behaghel, économiste : « L’immigration bénéficie au pays d’accueil »

L’économiste Luc Behaghel rappelle, dans une tribune au « Monde », que les études économiques s’accordent toutes sur le fait que l’immigration n’a pas de conséquence négative sur l’emploi dans le pays hôte et qu’une vraie politique d’intégration induit même des effets positifs.
tribune publiée sur le site lemonde.fr , le 07 04 2023 le 07 avril 2023

Tribune.  Le camp présidentiel, nous dit-on, a hâte de sortir de la réforme des retraites pour un autre chantier, celui de l’immigration. A peine sorti d’une réforme, c’est un autre débat miné qui s’annonce, et qui inquiète le chercheur en économie que je suis. Les économistes de plateau de télé vont resurgir. Les calculs vont être mis sur la table, avec un mélange d’arguments valables, et beaucoup d’autres spécieux. Le patronat va plaider l’immigration sélective : celle qui permet de « booster la start-up nation », mais aussi de maintenir des salaires acceptables (entendons : bas) dans l’hôtellerie-restauration. Les travailleurs précaires vont s’inquiéter de la pression à la baisse que cela exercera sur leurs salaires. On va entendre parler doctement de « la loi de l’offre et de la demande », fondement de la « science économique ».

Eh bien non, justement, la recherche en économie a appris à se méfier de cette loi d’offre et de demande qui stipule que davantage de travailleurs égale salaires plus faibles. Elle a en effet vérifié dans les données si les travailleurs locaux peu qualifiés souffraient de l’arrivée de migrants, et la réponse répétée par de nombreuses études est négative.

L’économiste canadien David Card, Prix Nobel 2021 de sa discipline, a étudié la question dans une étude célèbre, analysant l’arrivée à Miami de 45 000 réfugiés cubains en 1980, soit une hausse de 7 % de l’offre de travail. Comment ne marcheraient-ils pas sur les pieds de salariés natifs moins qualifiés ?

Reprenons un récent résumé de cette étude par les sociologues Dominique Goux et Eric Maurin : M. Card compare « l’évolution de l’emploi et des salaires observée à Miami entre 1979 et 1985 et celle observée sur la même période dans les villes d’Atlanta, Los Angeles, Houston et Tampa, villes qui n’ont pas subi de choc migratoire en 1980, mais qui ont suivi dans les années 1970 des trajectoires économiques et démographiques proches de celles de Miami. Le résultat central de ce travail est que la période 1979-1985 ne coïncide avec aucun décrochage particulier de la situation des populations non cubaines de Miami par rapport à ces mêmes populations non cubaines dans les villes choisies comme groupe de contrôle ».

Emplois vacants

« Moins qualifiés et expérimentés, les nouveaux arrivants reçoivent des salaires nettement plus faibles et connaissent un chômage plus élevé que leurs homologues des vagues migratoires précédentes, poursuivent les deux chercheurs, mais leur présence ne déprime ni les salaires ni les opportunités d’emploi des autres salariés. Comme le souligne David Card, le tissu productif de Miami compte beaucoup d’entreprises dans les secteurs des services aux particuliers, de l’hôtellerie-restauration, de la réparation ou du textile, traditionnellement spécialisés dans l’intégration de la main-d’œuvre immigrée peu qualifiée. C’est, selon lui, l’une des explications à la rapidité avec laquelle le marché du travail de Miami a réussi à absorber l’exode cubain du printemps 1980. » L’étude a été répliquée dans d’autres contextes, tendant toujours à montrer l’absence de réaction notable des salaires.

En réalité, c’est assez simple, et il n’est pas nécessaire de s’en remettre aveuglément à la science économique pour le comprendre : les migrants ne viennent pas prendre nos emplois. Ils prennent ceux que nous laissons et contribuent pour leur juste part à la production nationale, ainsi qu’au financement des retraites.

Au bout du compte, il se trouve que, sur ce sujet, les économistes parlent pour une fois d’une même voix : l’immigration bénéficie au pays d’accueil. Par comparaison, le débat sur les bénéfices du commerce international est bien plus vif : l’ouverture de pans entiers de l’économie à la concurrence de travailleurs qui produisent contrairement aux règles de notre modèle social peut dévaster un secteur, une région. Les bénéfices agrégés sont en théorie positifs (mais difficiles à quantifier empiriquement), et on peut fortement douter que les gagnants de la mondialisation compensent véritablement les perdants, comme le réclameraient les analyses théoriques.

Autre point de consensus rappelé par deux autres Prix Nobel d’économie (2019), Abhijit Banerjee et Esther Duflo : ce qui fait les flux migratoires, ce n’est pas l’attractivité de nos systèmes sociaux généreux, mais bien les crises locales qui poussent à émigrer. Les Syriens voulaient rester en Syrie, les Ukrainiens en Ukraine. Mais ils n’ont pas eu ce choix.

Convergence du cœur et du réalisme

La bien-pensance et le sens du compromis conduisent certains à argumenter en faveur d’un « en même temps » faussement équilibré. Premièrement, accueillons généreusement les bons, et chassons fermement les mauvais ; deuxièmement, renforçons notre capacité et celle des pays de départ à faire la police des migrants, et renforçons l’aide au développement pour que chacun soit heureux de rester chez soi.

Mais ce prétendu « réalisme politique » n’en est pas un. Le réalisme, si on y tient, est de comprendre que la France bénéficiera au niveau macroéconomique d’un afflux de personnes plus jeunes que la moyenne d’entre nous ; le réalisme, c’est de savoir que repousser des migrants dans des barques de fortune, c’est les tuer, et que cela ne suffit pas à arrêter les tentatives ; le réalisme, c’est de reconnaître qu’il serait beaucoup plus avisé de mettre nos moyens dans des mesures dont les effets positifs sur l’intégration des immigrés ont été prouvés par de nombreuses recherches : accès rapide à un titre de séjour et à l’autorisation de travailler, formation en particulier axée sur la langue, sécurisation rapide d’un logement, programmes spécifiques dans les écoles y compris auprès des élèves du pays hôte pour les aider à se « mettre à la place » du nouvel arrivé.

Allons au bout du retournement : lorsqu’ils auront des gouvernements qui en font bon usage, nous devrons payer le Mali, le Sénégal, l’Afghanistan, la Syrie, non pas pour qu’ils gardent leurs ressortissants, mais pour les remercier du don qu’ils nous font. Don qui fructifiera à la mesure de nos efforts d’accueil. La France vient de montrer qu’elle pouvait accueillir 100 000 réfugiés ukrainiens. Convergence du cœur et du vrai réalisme ? Une telle convergence doit aller au-delà des peuples européens. Soyons fidèles à l’idéal humaniste rappelé en 2017 par le candidat Macron : la justice l’exige, le réalisme est loin de l’interdire. Luc Behaghel