L’Ethiopie en débat : Samson Yemane est notre invité

Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. Aujourd’hui : l’Éthiopie. 

Samson Yemane est politologue de l’université de Lausanne. Il travaille pour l’Organisation suisse d’aide aux réfugié-e-s (OSAR), et est Conseiller communal socialiste à Lausanne depuis 2021. En parallèle de son militantisme pour les droits humains, ses articles tentent d’analyser la politique africaine.

 

Carte de l'Ethiopie

Entretien

L’ONU a dénoncé dans plusieurs rapports des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par les forces éthiopiennes dans la récente guerre avec le Tigré. Pourtant, les responsables n’ont pas été inquiétés. Quelle est la situation réelle et comment peut-on envisager le futur politique de l’Éthiopie sur un déni ?

C’est une très bonne question. Si le Premier ministre doit faire une démarche coopérative, il doit justement accepter les enquêtes qui sont utilisées par les autorités internationales. Cela signifie aussi d’accepter les crimes commis. Abiy Ahmed doit laisser la procédure de ces enquêtes.

Mais il faut aussi se rendre à une autre réalité. C’est un Premier ministre qui tient à son pouvoir et à son siège. S’il accepte cette enquête là, cela signifie qu’il reconnaît les crimes. Ce qui signifie aussi, peut-être, une remise en cause de certaines fonctions, voire même la fin de son pouvoir. Il joue tout de même avec cette ambiguïté là. Il préfère donc freiner ces enquêtes et aussi donner toute la responsabilité à l’état du Tigré, comme si c’était uniquement une guerre commencée et instrumentalisée par le Tigré.

Cela signifie qu’un processus démocratique et de réconciliation est évidemment peu imaginable. De plus, une enquête de Reporters Sans Frontières a condamné en février l’arrestation de journalistes et l’atteinte à la liberté d’informer. Qu’en est il exactement sur le plan des libertés individuelles et collectives en Éthiopie ?

En préalable, il est important de rappeler que dès lors que Abiy Ahmed a été désigné comme Premier ministre, il a tout de même effectué certaines réformes qui méritent d’être mentionnées. Lorsqu’il a été au pouvoir dès 2018, il a libéré plusieurs prisonniers. Il a aussi donné à certains médias l’autorisation d’exercer. Il a conduit cette réforme qui mérite d’être valorisée.

Mais effectivement, lorsqu’il y a eu cette guerre entre le pouvoir central et le Tigré, il y a eu une oppression assez ferme à l’égard des journalistes qui faisaient simplement leur travail et qui critiquaient le gouvernement central, justement dans cette logique de centralisation. Cela pose tout un problème sur l’indépendance des médias et sur la liberté d’expression dans les années à venir.

À titre personnel, j’ai le sentiment que Abiy Ahmed est plutôt dans un processus de centralisation de pouvoir, ce qui signifie qu’il a aussi tendance à baisser et maîtriser le rôle des médias. Il faudra en cas de près cette répression. Il y a peut-être un élément que je n’ai pas dit avant. On est dans un système qu’on appelle l’ ethno-fédéralisme, où les différentes provinces ont une certaine autonomie de gouvernance de leur territoire. Avec l’arrivée de Abiy Ahmed, ce rôle s’est inversé. On a plutôt à un Etat central qui veut tout contrôler, y compris la liberté d’expression des médias et celle des provinces.

Vous parlez beaucoup du rôle des médias, comment expliquez vous que ce conflit au Tigré, qui a fait près de 600 000 morts et 2 millions de déplacés, soit passé sous les radars de la plupart des médias en Europe ?

Il faut dire que c’est aussi la responsabilité des médias occidentaux. Il y a eu un focus, puis avec le temps, ça s’est plus ou moins normalisé. Cela ne faisait plus autant débat dans l’espace public, en tout cas en Europe. C’est critiquable, la manière dont les médias fonctionnent. J’aurais aimé qu’on met plus l’accent sur ce qui s’est passé. Si je dois comparer, on voit très bien ce qui se passe en Ukraine, les informations viennent. La société est très bien informée sur ce qui se passe en Ukraine. Il aurait fallu ce même traitement sur cette guerre civile en Éthiopie.

Au début de l’année, Abiy Ahmed s’est rendu en Europe en quête d’investisseurs étrangers. Mais alors, que peut offrir l’Éthiopie à ces investisseurs étrangers ? Des terrains, des parcs industriels dans lesquels investissent par exemple aujourd’hui les Chinois ? De la main d’œuvre bon marché ? De quoi s’agit il ? 

C’est vrai que lorsqu’il a été élu, il avait promis à son pays que l’Éthiopie allait devenir une puissance économique en Afrique. Dans son discours, il compte beaucoup sur la main d’œuvre. Je ne connais pas la population exacte en Éthiopie, mais il me semble que c’est le deuxième pays le plus peuplé en Afrique. Il y a cette volonté d’attirer des investisseurs étrangers en leur promettant la présence de cette main d’œuvre. De plus, il y a beaucoup terres en Éthiopie.

Il y a donc cette stratégie de gagner la confiance des investisseurs étrangers, mais aussi du centre de l’Afrique. C’est tout de même en Éthiopie qu’il y a le siège de l’Union africaine. L’Éthiopie a une certaine légitimité en l’Afrique. Dans cette tendance là, Abiy Ahmed voulait une meilleure reconnaissance économique.

Mais avec ce qui s’est passé, il faut voir comment les investisseurs étrangers continuent à collaborer avec le gouvernement éthiopien.

Sur l’Ethiopie

Une population multiculturelle

L’Ethiopie est emprunte de nombreuses influences. Ce pays, deux fois plus grand que la France, compte en effet 120 millions d’habitants, des dizaines d’ethnies et de langues différentes. Ce pays est enclavé dans la Corne de l’Afrique et a des frontières communes avec l’Erythrée, Djibouti, la Somalie, le Soudan, le Soudan du Sud, et le Kenya.

Pour les plus âgés d’entre vous, l’Ethiopie vous rappellera les musiques de Manu Dibango ou de Chanteurs sans frontières, artistes qui s’étaient mobilisés en 1985 contre la famine en Ethiopie. Le pays a pourtant un secteur agricole important, qui emploie 80% de la population et contribue à 40% du PIB. Mais les cultures, sensibles aux variations climatiques, représentent un revenu très instable : l’Éthiopie est ainsi l’un des pays les plus pauvres d’Afrique.

Cette situation critique est aggravée par l’instabilité politique et une démocratie de façade.

Le conflit au Tigré

Après des siècles de monarchie, une décennie de régime militaire, puis quatre ans de gouvernement transitoire, l’Ethiopie connaît en 1995 son premier modèle fédéral. Le pays, dont la capitale reste Addis Abeba, est partagé selon des critères ethniques et linguistiques en une dizaine de régions administratives autonomes. L’une d’entre elles, le Tigré, demeure la force politique majeure de 1991 à 2018, année où elle est écartée du pouvoir par l’arrivée du nouveau Premier Ministre Abiy Ahmed, d’origine oromo. Les tensions régionales basées sur l’ethnie explosent. A partir de 2020, l’Ethiopie est en guerre civile, opposant le Tigré à Addis Abeba, soutenu par l’Erythrée.

Char de guerre

L’épave d’un char détruit par une attaque le long d’une route près de la ville de Haik
© J. Countess

Pendant les deux ans de guerre civile qui suivent, l’ONU dénonce des massacres, viols, et tortures perpétrés par les deux belligérants. La population du Tigré, plongée dans l’insécurité alimentaire et privée d’accès aux services essentiels, vit sous blocus. Le conflit, le plus meurtrier du XXIe siècle, est responsable d’au moins 600 000 morts et 2 millions de déplacés.

Un accord de paix met fin à l’affrontement en automne 2022. Le retrait des soldats érythréens du Tigré permet la reprise des services et de l’aide humanitaire. Actuellement, 22 millions de personnes nécessitent une aide humanitaire urgente en Éthiopie.

Les perspectives de l’Éthiopie reposent essentiellement sur son industrie du textile et ses parcs industriels, dans lesquels investissent la Chine, les États-Unis et l’Arabie Saoudite. Reste à savoir si cela suffira pour reconstruire ce pays abîmé.

 

Diffusion samedi 11 mars 2023 à 8h20, rediffusion le dimanche à la même heure. La fréquence francilienne de Beur FM est 106.7.  Si vous souhaitez écouter l’émission depuis une autre région française, vous trouverez toutes les fréquences en suivant ce lien.