« Des pays en débat » : l’Arménie, par le chercheur Tigrane Yegavian

Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. L’Arménie est notre pays du jour.

Tigrane Yégavian est journaliste et chercheur au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est également membre du comité de rédaction de la revue de géopolitique Conflits. Il revient avec nous sur conflit arméno azerbaïdjanais et les conditions de vie pour les arméniens et arméniennes.

Entretien

situation géographique Arménie

Depuis fort longtemps, l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’affrontent autour du territoire du Haut-Karabagh. Pour les auditeurs de Beur.FM, pouvez vous nous dire quel est l’enjeu, la nature du problème ?  

Disons que c’est un conflit, qui  a plusieurs tiroir, plusieurs caractéristiques et il est très hâtivement comparé à un conflit de religions, de civilisations entre les Arméniens, vieille nation chrétienne, premières nations chrétiennes, et l’Azerbaïdjan qui est un pays certes musulman, laïc à majorité chiite et turcophone. Mais l’enjeu, effectivement, il est de nature double. Pour les Arméniens, c’est un combat de vie ou de mort, parce que le Haut-Karabakh, c’est un des berceaux de leur royaume antique, c’est un nid des dix provinces de l’Arménie historique où la civilisation arménienne a pu prospérer. Pour les Azerbaïdjanais, le Karabakh c’est aussi considéré comme un symbole très fort de leur nationalisme, alors je ne vais pas remonter jusqu’à l’Antiquité mais il y a quelques dates à retenir qui sont importantes. Lorsque l’Union soviétique s’est constituée en 1921 avec les républiques socialiste fédérative de Transcaucasie : la Géorgie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie qui faisaient partie de l’ancien espace russe, l’ancienne terre de l’Empire russe tsariste, lorsque les bolcheviks reviennent donc dans la région, il y a un grand problème en termes de partage des tracés des frontières entre les fameuses républiques fédérées, donc la République socialiste soviétique, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, Géorgie. Et donc il y a un litige autour du Karabakh et d’autres régions mais pour ce qui est du Karabakh, en 1921, le Commissariat bolcheviks aux nationalités qui était dirigée par un certain Joseph Staline, Staline qui n’était pas le Staline qu’on connaîtra plus tard, statuent sur son avenir en disant qu’il va faire partie de l’Azerbaïdjan soviétique parce qu’il y a des relations économiques, mais parce que c’était aussi un moyen de faire un gage d’amitié à la Turquie. Pourquoi je parle de la Turquie ? Parce qu’à l’époque, la Turquie de Mustafa Kemal, laïc pas encore laïque, était une puissance anti impérialiste comme les russes bolchéviques et il n’avait pas choisi son camp. Donc il était très important pour Moscou de ne pas s’aliéner la Turquie et aussi de gagner l’amitié des peuples musulmans de la région pour justement continuer à asseoir leur domination. Donc pendant toute la période soviétique, pendant 70 ans, les Arméniens du Karabakh ont vécu une double colonisation, une colonisation azerbaïdjanaise et colonisation soviétique. Donc moi je suis plutôt d’avis de parler de ce conflit comme un conflit post-colonial, puisque pour le résumer en une phrase, c’est l’histoire d’une population autochtone arménienne, majoritairement arménienne, qui n’a pas été consultée quand on lui a demandé le rattachement à l’Azerbaïdjan, qui était contre et qui a de tout temps, lutté pour son droit à l’autodétermination. Et en 88, lorsque l’Union soviétique commence à se lézarder avec la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev, les armées du Karabakh réclament à nouveau le rattachement de leur région à l’Arménie.

Et c’est là où l’Azerbaïdjan abolit le statut d’autonomie du Haut-Karabagh ?

Alors, c’est un peu plus tard, c’est en 91. Mais entre temps, il y a eu une vraie guérilla entre les deux. Et lorsque l’Union soviétique implose complètement, lorsque cessent d’exister et lorsque les républiques proclament leur indépendance, c’est le cas de l’Azerbaïdjan, effectivement l’Azerbaïdjan, en 28 août 91 se proclame indépendante et supprime l’autonomie du Karabakh. Donc pour les Arméniens du Karabakh, c’est  une question existentielle qui se pose de vie ou de mort et à leur tour ils proclament leur indépendance, ne se rattachent pas à l’Arménie. Ils proclament leur indépendance parce que les dispositions de la Constitution soviétique leur permettaient de faire ça. Il y avait encore une fiction juridique soviétique et là, la guerre prend un nouveau tournant. Elle devient une guerre vraiment ouverte entre l’Arménie, l’Azerbaïdjan, parce que l’Arménie soutient militairement le Karabakh, mais sans déclarer la guerre à l’Azerbaïdjan.

Dans la partie diplomatique qui se joue autour de ce conflit, vous venez de nous expliquer d’une certaine manière le dessous des cartes avec la position de la Russie, de la Turquie. Quels intérêts aujourd’hui ont les uns et les autres à faire perdurer ce conflit ? 

C’est un conflit en fait à plusieurs conflictualités. C’est à dire que le Karabakh depuis 2020, il y a eu une guerre en 2020 où les Azéris ont repris l’avantage. Ont récupéré 70 % des territoires que l’Arménien contrôlait dans des territoires qui, à la base étaient azéris, les fameux districts azerbaïdjanais qui entouraient le lac du Karabakh. Et on a pu observer qu’il y avait de nouveaux acteurs qui étaient, qui jouaient un rôle, très notable. C’est le cas de la Turquie. La Turquie est un pays qui a une projection sur le Caucase, qui est dans une relation très complexe, une sorte de coopération compétitive avec la Russie. Cette coopération elle s’étend de la Libye jusqu’au Moyen-Orient, la Syrie jusqu’au Caucase. Et effectivement, les Russes sont obligés de composer avec le rôle de la Turquie. La Turquie a joint de très près, on va dire, engagés dans ce dernier conflit de 2020 avec l’envoi de mercenaires syriens djihadistes, avec le contrôle de l’armée de l’air, l’envoi de drones, d’unités spéciales, etc. Vous avez aussi une autre conflictualité, dont on parle très peu, c’est celle qui oppose Israël avec l’Iran. Pourquoi je vous parle ces deux pays ? Parce que l’Azerbaïdjan et Israël sont des partenaires stratégiques. Israël importe à peu près un tiers de son pétrole à l’Azerbaïdjan. En échange, elle vend des drones. Elle vend de l’armement très sophistiqué qui a fait la différence pendant la guerre. Elle considère l’Azerbaïdjan comme une arrière cour contre l’Iran qui est la menace, la première menace d’Israël, et les Azerbaïdjanais ont une relation compliquée avec les Iraniens parce que l’Iran abrite une très importante population d’ethnie azéri, deux fois plus qu’en Azerbaïdjan. Et même si l’Azerbaïdjan chiite va, ça ne change pas la donne alors que l’Iran est plutôt proche de l’Arménie. Je ne dis pas qu’elle soutient militairement l’Arménie, mais en tout cas diplomatiquement, l’Iran ne veut pas un nouveau rapport de force favorable aux turco azéris parce que cela l’empêcherait d’avoir une liaison avec l’Arménie. Et là, ce qui est en jeu, c’est que les Russes sont plus faibles. Ils sont revenus dans la région, ils contrôlent, ils considèrent cette région comme leur chasse gardée. Donc il déploie une force d’interposition car au Karabakh pour protéger la population arménienne, ils n’entendent pas quitter la région, mais sans oublier de composer avec les Turcs et es Azéris. Les Arméniens passent par pertes et profits, c’est à dire qu’ils sont considérés plutôt comme une variable d’ajustement dans un grand échiquier qui oppose les grandes puissances de néo impériales. C’est pourquoi il convient de dire que l’Arménie est un peu la victime de la géopolitique des empires, puisque les Russes et les Turcs ont un comportement impérial et ils sont liés surtout par le rejet de l’Occident. Donc on parle très peu des occidentaux qui ont un rôle mineur, mais plutôt de la Russie. La Turquie qui semble les deux, le condominium en fait ils se partagent cette région en zone d’influence.

Quelle est la situation des 120 000 Arméniens qui sont aujourd’hui bloqués dans des conditions extrêmement alarmantes sur le Haut-Karabagh ?

Alors, ce qui se passe depuis le 11 décembre dernier est une forme de terrorisme humanitaire. Des pseudo militants azerbaïdjanais et écologistes prétendent qu’il y a des mines qui sont exploitées au Karabakh, qui sont une menace pour l’environnement. Donc ils ont décidé de bloquer la seule voie d’accès qui relie le Karabakh à l’Arménie qui est le fameux corridor de Latchine. Donc c’est un peu la route de la vie qui a été bloquée. Et en bloquant cette route le 11 décembre, ils ont mis en otage 120 000 Arméniens du Karabakh qui sont dans une prison à ciel ouvert puisque depuis le 11 décembre, ils n’ont pratiquement plus accès aux biens de première nécessité. C’est à dire qu’il n’y a plus de nourriture, plus de médicaments qui rentrent Haut-Karabagh. La seule organisation qui peut rentrer, et encore au compte goutte, c’est le Comité international de la Croix-Rouge. Donc cette forme terroriste humanitaire vise à faire plier les Arméniens sur trois points. Ce que veulent les Azéris, c’est en finir une fois pour toutes avec le Karabakh arménien, parce qu’ils ne reconnaissent  aucun statut, aucune autonomie, mais ils veulent imposer la méthode ethnique. La deuxième, ils veulent un corridor extraterritorial au sud de l’Arménie qui relierait l’Azerbaïdjan à la Turquie via sa région du Nakhitchevan, c’est une région Azerbaïdjanaise entre la Turquie et l’Arménie. Pour les Arméniens, c’est un vrai risque stratégique de se voir couper de l’Iran. Et enfin, ils veulent une capitulation de l’Arménie sur la base de nouveau partage de nouveaux concessions territoriales.

Un point sur L’Arménie

Tiridate IV , ce roi païen du 4e siècle, converti au christianisme,  a fondé le tout premier Etat chrétien de l’histoire. Aujourd’hui, cet état se trouve dans la région du Caucase, aux portes de l’Europe et du Moyen-Orient est c’est l’Arménie. 

Entre les mondes turcs, perses et arabes, l’Arménie est un petit territoire pas plus grand que la Belgique. Située entre la mer Caspienne et la Mer Noire, l’Arménie jouit aujourd’hui d’un climat favorable à l’agriculture qui emploie 24% de la main d’œuvre du pays. On y compte 3 millions d’habitants dont la moitié habite à Yérévan, la capitale. Ils sont pour la plupart Arméniens. Les kurdes, musulmans chiites, représentent la minorité principale. 

Indépendance et génocides

Ce petit état, traumatisé par le génocide de 1915-1916 opéré par le mouvement des “jeunes turcs”, voit de plus  son désir d’indépendance menacé par la montée en force du parti communiste et par la naissance de l’URSS. Dès 1920, les territoires de l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan sont regroupés sous le nom de “République socialiste fédérative de Transcaucasie”. Aujourd’hui, chacun de ces pays attirent l’intérêt de différentes puissances régionales. 

Conflit du Haut-Karabagh

Plus près de nous, le tremblement de terre de 1988, 50 000 morts quand même ;  et la chute de l’URSS en 1991 bouleversent l’économie arménienne.  De la période soviétique reste le découpage administratif en 11 régions. En 1991, l’Azerbaïdjan, proche de la Turquie, abolit le statut d’autonomie du Haut-Karabakh, cette enclave où vivent une majorité d’Arméniens. Après des combats et l’exil de milliers d’azéris, les négociations butent sur le “corridor de latchin”, cette parcelle de territoire qui relie l’Arménie aux montagnes du Haut-Karabakh.

En décembre 2022 l’armée azerbaïdjanaise bloque cette principale voie d’approvisionnement. 120 000 Arméniens sont alors isolés dans un climat de guerre qui induit des conditions alarmantes, à Stepanakert la capitale mais aussi dans les villages, où les populations sont contraintes à l’abri souterrain pour éviter les bombardements.