Jean Birnbaum : « Dans un climat irrespirable, le courage de la nuance devient subversif »

Quand les couteaux idéologiques sont tirés, avoir le courage de la nuance, c’est agir utilement et être plus subversif que beaucoup d’autres radicaux de métier, estime Jean Birbaun

Propos recueillis par Claire Chartier publiée sur le site lexpress.fr , le 25 04 2021 

Peut-on encore « faire » dans la nuance dans notre société à fleur de peau? La véritable subversion n’est-elle pas dans la recherche de la justesse et de la vérité des faits – ce qui conduit nécessairement à une forme de modération- plutôt que dans une radicalité exaltant à grands cris le peuple et son insoumission? Contre l’atmosphère étouffante du moment, Jean Birbaun, directeur du Monde des Livres, auteur de nombreux essais, dont La gauche face au djihadisme, et La Religion des faibles, ce que le djihadisme dit de nous, fait briller dans son dernier ouvrage Le Courage de la nuance (Seuil). Un « bref manuel de survie par temps de vitrification idéologique« , écrit-il, qui retrace les engagements exemplaires d’Albert Camus, George Orwell, Georges Bernanos, Germaine Tillion ou encore Roland Barthes.

Avant même de parler de « courage », la nuance même est-elle encore possible quand les réseaux sociaux font la loi dans le débat public ?

Quand le climat idéologique est irrespirable, quand la mauvaise foi répond à la mauvaise foi, les slogans aux slogans, faire droit à la nuance devient non seulement très difficile, mais aussi courageux. Plus elle devient rare et risquée, plus la nuance est subversive. Je sais de quoi je parle, puisque moi-même je n’ai pas toujours été très nuancé… J’ai grandi dans une famille de gauche où l’on vouait un culte aux engagements enflammés, à la Résistance, aux actions internationalistes aussi. Il y avait cette idée que rien n’est plus beau que de partir à l’autre bout du monde pour défendre une cause juste, celle de la République espagnole ou de l’indépendance algérienne. Pour moi, il était évident que la quête d’émancipation devait passer par la colère, par la révolte contre l’injustice, et donc par une certaine radicalité.

Mais, avec le recul, je comprends que mes parents m’ont aussi transmis une certaine éthique du doute et de l’incertitude, l’idée qu’on ne maîtrise jamais tout, qu’on doit se méfier de soi-même, et donc qu’il faut savoir concilier colère et clairvoyance. Or, les auteurs que je cite dans mon livre, par exemple George Orwell, incarnent cet effort : tenir bon sur l’esprit de la nuance, ce n’est pas renoncer à prendre position, c’est refuser de sacrifier la vérité sur l’autel de l’engagement.

Vous dénoncez une forme de « radicalité chic ». Qu’entendez-vous par là ?

Je pense à la rhétorique jusqu’au boutiste, prétendument subversive et authentiquement ravageuse que certains intellectuels utilisent pour séduire la jeunesse. Evidemment, il y a bien des raisons d’être révolté par le monde présent, ses injustices, ses violences. Mais si les intellectuels « radical chics » agitent le drapeau de l’insurrection, en réalité ils en pincent pour le pire. Ces féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines plutôt qu’éclairer les esprits. Leur éloge exalté du peuple cache mal un glacial dédain. Au fond, ils ont tout autre chose en tête que l’émancipation. On les sent mus par un obscur désir de domination…

Et à qui pensez-vous?

A un philosophe comme Alain Badiou, par exemple, qui reste l’un des intellectuels français les plus traduits dans le monde aujourd’hui. Je l’ai beaucoup lu, je ne suis pas insensible à ses talents d’écriture, mais je déplore la manière dont il prétend prolonger l’histoire des révolutions… en orchestrant l’amnésie ! Une partie de la jeunesse ignore largement l’histoire de ce qu’on appelait jadis le « mouvement ouvrier », elle connaît mal le destin de l’idée communiste et la réalité sanglante du stalinisme ou du maoïsme. Si la gauche radicale veut reconstruire une espérance d’émancipation, elle doit tirer les leçons du XXe siècle totalitaire.

Au lieu de quoi des intellectuels comme Badiou font littéralement comme si rien ne s’était passé. Par rapport à la tradition du socialisme antiautoritaire, ils représentent une incroyable régression ! Eux misent sur l’amnésie pour les besoins de leur petit marketing « subversif ». Badiou, par exemple, réclame sans rire que les textes politiques de Mao Tsé-toung soient mis au programme de l’agrégation de philosophie… Imaginez un instant qu’un philosophe adulé à Normale-Suppropose de mettre Mussolini au programme de ce concours, ce serait le scandaleimmédiat. Avec Mao, ça provoque un sourire complaisant…

Pourtant, j’en suis convaincu, on ne construit pas l’émancipation sur la négation des crimes passés. Pour être porteuse d’avenir, la révolte doit avoir la mémoire longue. Dans 1984, le célèbre roman d’Orwell, le pouvoir totalitaire organise une épuration de la langue qui rend impossible la moindre évocation de l’histoire, et du même coup la moindre critique, la moindre dissidence : Big Brother rectifie sans cesse le passé, punit de mort quiconque tient un journal, au point que Winston Smith, le héros du roman, finit par se demander s’il n’est pas le dernier homme sur terre à être doté d’une mémoire…

Aujourd’hui même, la plupart des intellectuels qui appellent à l’insurrection sèment la confusion mémorielle et idéologique. Cette orchestration de l’amnésie amène par exemple à brouiller les frontières entre démocratie et totalitarisme. Là encore Orwell est un bon antidote : c’est parce qu’il gardait le passé en tête que l’écrivain pouvait, en même temps, fustiger la démocratie britannique, ses inégalités, ses violences coloniales, et refuser de la mettre sur le même plan qu’un régime fasciste. Entre les deux, il existe, disait-il, au moins « une différence qu’il n’est pas besoin de développer : en Grande-Bretagne, on est relativement libre de dire et de publier ce qu’on veut« . On est très loin, ici, d’un Badiou, qui identifie libéralisme et fascisme, répétant que « nous devons arracher de nos âmes la sentimentalité démocratique« … Raymond Aron demandait naguère : « Est-il si difficile, pour de grands intellectuels, d’accepter que 2 et 2 font 4 et que le goulag ce n’est pas la démocratie ?« . La question reste d’actualité.

Pour vous, cette orchestration de l’oubli s’accompagne d’une politique à courte vue ?

Oui. Comme dans toutes les périodes de brutalisation et de montée aux extrêmes, on voit triompher une « real politique » à la petite semaine : sur les réseaux sociaux comme dans sur les plateaux de télévision, beaucoup se choisissent un « ennemi principal », quitte à nouer des alliances publiques avec des gens dont ils condamnent les idées en privé. Ce qui les conduit à occulter une partie du réel, à escamoter tel ou tel aspect des choses dont ils savent pourtant qu’il est décisif… Quand on perd la mémoire, on se met à chasser en meute. Et quand on chasse en meute, on prépare un monde sauvage.

Une sorte d’autocensure calculée, en somme?

Il ne faudrait plus faire dans la nuance, parce que l’heure serait trop grave, et qu’on devrait éviter de « faire le jeu » de l’ennemi… Un bon exemple est celui des non-dits et des silences concernant l’islamisme, sujet de mes deux précédents essais. Sur ce sujet comme sur d’autres, on devrait pouvoir affirmer au moins deux choses à la fois, ou en même temps : d’un côté, refuser l’amalgame entre l’islam comme trésor spirituel et le djihadisme comme violence sanglante ; d’un autre côté, admettre que le djihadisme n’a pas « rien à voir » avec l’islam, comme le répètent tant d’intellectuels « progressistes » (au grand dam de tous les musulmans qui tentent de soustraire leur foi aux fanatiques).

Ces intellectuels savent parfaitement que, partout où l’islamisme devient influent, la gauche est en sang, les syndicalistes comme les féministes sont pourchassés. Mais ils continuent à minimiser le problème, voire à le nier, parce que le reconnaître serait « faire le jeu » de l’extrême-droite. Dans mon livre, je cite les belles pages qu’Orwell a consacrées à cette accusation typique des climats de préguerre civile, « faire le jeu de« …

Autre exemple, celui de la « race ». L’historien Gérard Noiriel, un homme de gauche qui a beaucoup écrit sur le mouvement ouvrier et sur l’immigration, a publié avec le sociologue Stéphane Beaud un livre, Race et sciences sociales (Agone), dans lequel il s’inquiète que la question sociale puisse aujourd’hui être éclipsée par la question raciale. Leur ouvrage a des faiblesses, on pouvait parfaitement le critiquer vigoureusement. Mais il n’était même pas sorti que les deux auteurs se faisaient déjà traiter de racistes et de Zemmour aux petits pieds sur les réseaux sociaux ! Est-il vraiment impossible d’adopter une position plus juste, plus mesurée, qui soulignerait les limites du livre sans vouer ses auteurs aux gémonies ? C’est de plus en plus difficile, en tout cas, chacun étant sommé de rester rivé à son propre camp. Dès que votre propos n’est pas dans la ligne que l’on attend de vous, on vous fait basculer radicalement dans le camp de l’ennemi. Et cela marche, cela produit une peur qui s’installe, une peur palpable.

Tenir bon sur l’exigence du franc-parler, sur une certaine éthique de la sincérité
La preuve : même parmi les amis de Gérard Noiriel, rares sont ceux qui se sont manifestés pour le défendre. Quand on en est là, quand des universitaires rompus à l’esprit critique préfèrent se taire pour ne pas se voir à leur tour apposer telle ou telle étiquette infamante (« réac », « raciste », etc…), alors tout devient possible. Dans un climat aussi irrespirable, oui, la nuance est une bouffée d’oxygène. Car le courage de la nuance implique au moins deux choses dont parlait Albert Camus : la capacité de reconnaître que l’adversaire peut avoir raison ; le refus d’enfermer le réel dans le carcan d’une idéologie.

De tous les intellectuels que vous placez au coeur de votre essai – Albert Camus, Raymond Aron, George Orwell, Hannah Arendt ou Germaine Tillion – quels seraient ceux dont la voix porterait le mieux, aujourd’hui?

Camus, Orwell et Bernanos seraient, me semblent-ils, les mieux armés pour répondre à la crise politique que nous traversons, parce que cette crise est aussi, peut-être d’abord, une crise de la franchise. Ils ont tous trois tenu bon sur l’exigence du franc-parler, sur une certaine éthique de la sincérité, ce que Bernanos appelait, dans une formule qui me bouleverse, « une franchise hardie, presque désespérée« .

Quoi de plus urgent dans le brouhaha actuel, auquel les réseaux sociaux tiennent lieu d’amplificateurs ? Chacun s’y cherche des ennemis déclarés, tout le monde y fuit les contradicteurs loyaux, le tumulte des vaines « interactions » nourrit le cycle des « clashs » assourdissants. On ne s’entend plus. Accoutumés à ce vacarme, nous le remarquons à peine. Sauf, par contraste, quand advient ce petit miracle : soudain, au milieu du bruit, un dialogue fait effraction, une voix se fraye un chemin vers une autre voix, laquelle lui répond en vérité, comme si leur échange se déroulait non pas au milieu d’une arène tapageuse, mais dans le cercle de cette amitié dont Roland Barthes disait qu’elle forme « un espace d’une sonorité totale« .

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A la fin des fins, tout le propos de mon livre est de montrer que la nuance n’est pas un concept abstrait, une exigence théorique, mais bien plutôt une nécessité vécue, qui s’enracine dans l’expérience quotidienne : la pauvreté pour Camus, la maladie pour Barthes, l’humour pour Germaine Tillion, un certain rapport au mal et aux « eaux pourries de l’âme » pour Bernanos, ou encore l’art de l’amitié pour Hannah Arendt. D’ailleurs, je me demande si le courage de la nuance, qui a déserté le débat public, ne s’est pas réfugié, aujourd’hui, dans le secret des amitiés…

Les vrais lucides seraient du côté de la radicalité ; la nuance, elle, attirerait les doux rêveurs, les naïfs : le stéréotype a vraiment tout faux ?

Qui est plus lucide, dans les années 1930 ? Jean-Paul Sartre, qui ne veut pas voir le goulag et refuse de nommer ce qui se passe dans l’URSS de Staline, ou Raymond Aron, qui refuse que l’antifascisme serve de caution au stalinisme ? A l’époque, refuser à la fois le fascisme et le stalinisme apparaissait à beaucoup de gens de gauche comme une position naïve, qui « faisait le jeu » de l’extrême droite… Or c’était en réalité la seule position non seulement digne, mais efficace politiquement.

Aujourd’hui, la génération Greta Thunberg ne veut plus en finir avec le monde présent, mais freiner son effondrement
De même, quelle était la position la plus juste durant la guerre d’Algérie ? Soutenir le FLN de façon inconditionnelle, ou appuyer la cause des Algériens sans nier les crimes du mouvement indépendantiste et les pulsions autoritaires de ses dirigeants ? Loin d’être synonyme de naïveté ou de mollesse, la nuance est la position la plus lucide, la plus ferme, la plus efficace aussi. La facilité, c’est l’arrogance idéologique. Le fanatisme, c’est l’impuissance.

Mais la modération n’est-elle pas aussi, parfois, une façon commode d’étouffer la colère, la révolte?

A mes yeux, c’est tout le contraire. Simplement, il faut retenir la leçon du sanglant XXe siècle. Avoir le courage de la nuance, c’est nommer le réel dans ses contradictions, et affirmer haut et fort cette conviction : jamais un désaccord ne devrait être tu, jamais une vérité ne devrait être occultée sous prétexte qu’en nommant les choses on risquerait de se mettre à dos telle personne, servir « objectivement » telle idéologie funeste… La plus belle des révoltes, la seule qui peut dessiner un horizon de justice et d’émancipation, c’est celle qui conjugue indignation et lucidité.

La gauche est en déroute, faute d’avoir su se réinventer idéologiquement. Comment peut-elle se relever aujourd’hui ?

La crise de la gauche n’est pas seulement une crise mémorielle, c’est aussi une crise de l’avenir, qui est pour elle une crise existentielle. Car depuis toujours la gauche se définit d’abord par sa capacité à proposer un dépassement de l’ordre existant, l’espérance d’un « au-delà » du monde présent. Or, depuis l’effondrement du Mur de Berlin et l’essoufflement des divers mouvements « altermondialistes », personne n’a su réinventer une alternative crédible, un réel horizon d’espérance. Pendant des générations, qu’ils soient réformistes ou révolutionnaires, les gens de gauche prétendaient en finir avec le monde tel qu’il est. « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi« , dit un fameux slogan de Mai 68. Aujourd’hui, la génération Greta Thunberg ne veut plus en finir avec le monde présent, mais freiner son effondrement. « Une autre fin du monde est possible », a affirmé un graffiti sur les murs de l’Université, à Nanterre, et cela en dit long sur l’état de désorientation des consciences.

Si elle veut se reconstruire, la gauche ne pourra éviter de poser frontalement cette question de l’espérance, à laquelle elle est liée de naissance. Elle devrait le faire en tenant bon sur ses fondamentaux, les enjeux du social, des libertés, de l’émancipation individuelle et collective, de la lutte contre les discriminations et les stigmatisations. Mais elle devra en même temps affronter des problèmes qu’elle a longtemps cherché à éviter, par exemple les questions liées à la religion, à la culture, aux identités.

Dans un livre consacré au « populisme autoritaire », une grande figure de la gauche britannique, l’intellectuel d’origine jamaïcaine Stuart Hall, affirmait que les succès du populisme « ne reposent pas sur sa capacité à duper des gens naïfs, mais sur le fait qu’il s’attaque à de vrais problèmes, à des expériences vécues et bien réelles« . Tant que la gauche considérera qu’écrire ce genre de choses, c’est encore et toujours « faire le jeu de » l’extrême droite, elle ne sortira pas de sa marginalité.

Pour la surmonter, il lui faut renouer avec la franchise, la volonté de poser un regard lucide sur le réel. Elle pourrait commencer par suivre ces deux consignes jadis formulées par Albert Camus, et qui résument assez bien ce que j’appelle, dans mon livre, « le courage de la nuance » : d’une part, cesser d’enfermer le réel dans un carcan idéologique ; d’autre part, admettre que l’adversaire peut parfois avoir raison. Renouer avec ce courage, pour la gauche, ce serait retrouver une puissance critique, celle que confère la force du doute, cet héroïsme des vulnérables.