Lutter contre la haine en ligne
La « responsabilisation des plateformes » est ainsi au cœur des politiques publiques de lutte contre la haine en ligne. Historiquement, les géants du web ont toujours adopté une posture de « plombiers », qui gèrent des « tuyaux » mais ne souhaitent pas intervenir dans la régulation des contenus qui y circulent. Ces entreprises ont trainé des pieds, à de multiples reprises par le passé, pour retirer des contenus haineux, déréférencer des sites, supprimer des posts et des contenus. Si la logique semble s’être inversée depuis les attentats de 2015 et la diffusion de propagande djihadiste sur les réseaux sociaux, la nouvelle posture des plateformes (intervenir davantage, et plus rapidement) s’accompagne également de risques de délégation de pouvoirs de censure des états vers des entreprises privées. En Allemagne, une loi particulièrement contraignante pour les plateformes de réseaux sociaux est entrée en vigueur en janvier 2018. Elle les oblige notamment à retirer les contenus haineux qui leur sont signalés en moins de 24h sous peine d’amendes pouvant atteindre les 50 millions d’euros. L’application de cette loi fait aujourd’hui polémique outre-Rhin dans la mesure où les plateformes sont maintenant accusées d’excès de zèle : elles censureraient des contenus qui ne relèveraient pas de propos illicites, et ceci en toute opacité.
La lutte contre les discours de haine en ligne est un exercice particulièrement périlleux dans la mesure où elle peut rapidement constituer une atteinte aux libertés fondamentales sur internet. Dans ce contexte, lutter contre les contenus illicites doit également s’accompagner d’une protection de la liberté d’information et d’expression des internautes, notamment en obligeant les plateformes à plus de transparence sur leurs pratiques de censure (communiquer sur les contenus retirés et les critères à partir desquels ils sont retirés) et en offrant aux internautes des voies de recours ou de contestation quand leurs contenus sont supprimés. Le récent rapport « Renforcer la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet », remis au Premier ministre le 20 septembre dernier, émet des propositions en ce sens. Jusqu’à présent, la lutte contre les propos haineux en ligne repose principalement sur le volontarisme des plateformes, lui-même alimenté par le besoin de protéger leur image de marque. À l’échelle européenne, un code de conduite visant à lutter contre les discours haineux illégaux en ligne a été mis en place en juin 2016. À cette occasion, les principales plateformes ont pris un certain nombre d’engagements, en évitant cependant toute mesure contraignante. La Commission se satisfait pour l’instant de cette situation, qui semble par ailleurs porter ses fruits : d’après une enquête réalisée par ses soins fin 2017, les entreprises signataires retireraient 70% des contenus qui leur sont signalés (contre 59% lors de la précédente enquête, en mai 2017), et dans 81% des cas en moins de 24h.
Une autre piste, qui pourrait s’avérer particulièrement fructueuse mais qui constitue jusqu’à présent le parent pauvre des politiques publiques de régulation des contenus, serait de s’attaquer au marché de la publicité en ligne. En imposant par exemple aux régies publicitaires de rendre publique la liste des sites sur lesquels sont diffusées les publicités des annonceurs, ces derniers seraient incités à refuser que leurs campagnes soient relayées par des sites hébergeant des contenus haineux. De la même façon, les réseaux sociaux pourraient être contraints à davantage de transparence concernant les individus et les organisations qui sponsorisent des contenus douteux via leurs propres régies. Démonétiser les contenus qui propagent des discours de haine pourrait constituer un frein efficace à leur circulation. Ces pistes sont également abordées dans le rapport mentionné plus haut, reste maintenant à savoir si le législateur s’en saisira.
Enfin, la lutte contre les discours de haine ne concerne pas que les plateformes et les pouvoirs publics, il est l’affaire de tous. Des associations ont ainsi entrepris de mettre en place des stratégies de contre-discours sur les réseaux sociaux, visant à mobiliser les internautes témoins de discours de haine à leur porter la contradiction en intervenant dans le débat. La plateforme Seriously portée par le think tank Renaissance Numérique, ou le site Répondre aux préjugés, proposent par exemple aux internautes des banques d’arguments et de statistiques à poster en réponse aux propos racistes, antisémites, homophobes ou misogynes. L’ambition est ici de chercher à occuper l’espace du débat pour délégitimer les contenus haineux aux yeux du public qui assiste aux joutes sans y prendre part. Ces initiatives accompagnent également une nouvelle approche de l’éducation aux médias et à l’information à l’école, visant à promouvoir une « éducation au débat » qui, au-delà de l’évaluation de la pertinence des sources d’information, s’intéresse à leur appropriation par les enfants et les adolescents et aux mécanismes de construction d’opinions collectives dans l’échange.