La qualité du débat en ligne
Au début des années 2000, un courant de recherche à la croisée des sciences politiques et des sciences de la communication s’est formé autour de l’analyse des formes de délibération sur internet. Au moyen de méthodes de codage des conversations, les chercheurs et chercheuses de ce champ ont entrepris de caractériser la culture de débat ayant émergé en ligne. L’enjeu était de comprendre si les conditions de prise de parole offertes par internet permettaient aux individus de s’émanciper d’un certain nombre de carcans sociaux, d’évaluer la dimension constructive des conversations en ligne ou encore d’étudier les registres d’expression utilisés pour parler de politique au quotidien. Ces travaux ont mené à des résultats parfois contradictoires [2] : selon certains, internet permet aux individus qui n’osent pas prendre la parole en public de faire valoir leurs arguments dans des conversations politiques [3], alors que selon d’autres les dynamiques de discussion dans les forums ne font que renforcer la domination des leaders d’opinion et réduire au silence les avis minoritaires [4]. De la même façon, certaines enquêtes mettent en lumière la dimension constructive des discussions quand celles-ci ont pour objectifs de prendre des décisions affectant une communauté [5], ou quand celles-ci se déroulent dans des espaces non partisans [6], alors que d’autres soulignent la fréquence des dynamiques d’enfermement idéologique quand les internautes campent sur leurs positions ou radicalisent leurs argumentaires [7].
La première conclusion que l’on peut tirer de cette somme d’études hétérogènes est qu’on ne débat pas mieux ou moins bien sur internet qu’en face-à-face : on y débat autrement. La seconde est qu’il n’existe pas une façon de débattre sur internet, mais que chaque espace d’échange présente ses propres standards de discussion en fonction du public qui s’y retrouve (public homogène ou hétérogène), de la finalité de la discussion (parvenir à une décision commune ou échanger de manière informelle) et de l’architecture de l’espace de débat (les technologies mobilisées pour échanger engendrent des dynamiques plus ou moins délibératives).
Si la « qualité » d’un débat est relative à l’espace dans lequel il prend place, il en va de même pour la perception de l’agressivité : dans de nombreux espaces d’échange en ligne, l’agressivité est un registre d’expression comme un autre et ne constitue pas un obstacle à la bonne tenue de la discussion. Les travaux de Patricia Rossini ont ainsi montré qu’un commentaire vulgaire ou virulent ne l’empêche pas d’être sourcé ou argumenté et qu’en ce sens, l’agressivité intègre les répertoires d’expression légitimes dans de nombreuses communautés en ligne [8]. La tolérance à l’égard des propos virulents se vérifie particulièrement lorsque la violence expressive est tournée vers l’objet de la discussion plutôt que vers un interlocuteur en particulier. Selon Rossini, les propos tenus par les internautes sont proportionnellement plus agressifs dans les sections commentaires des sites de médias que sur Facebook. L’hypothèse avancée par la chercheuse pour expliquer cette constatation est que les discussions dans les sections commentaires sont davantage orientées vers les questions de société ou les personnalités publiques, alors que sur les réseaux sociaux la dimension interpersonnelle de l’échange y prend plus d’importance. Pour le dire autrement, une communauté qui débat se montrera plus tolérante à l’égard d’un message vulgaire ou virulent si l’agressivité est tournée vers une personnalité publique ou un sujet de société, que si elle s’adresse directement à l’une des personnes qui participe à l’échange.