Le 30 juin 1991, c’était officiellement la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Le résultat d’un quart de siècle de lutte pour l’égalité entre les Noirs et les Blancs, commencée en 1976, lors d’une manifestation à Soweto. Ce jour-là, des étudiants sont tués par la police. Le photographe Sam Nzima est sur place et prend le cliché qui deviendra le symbole de cette histoire. Récit.
article publié par courrierinternational.com, le 30 06 2021 (article original publié le 12 06 2021 dans le journal sud-africain Daily Maverick
La première photo – une foule tout sourire – capture l’innocence des écoliers en partance pour leur manifestation. Le photographe [sud-africain] Sam Nzima s’est un peu écarté du groupe pour se poster au bord de la route et prendre ce cliché en noir et blanc. C’est sans doute l’un des premiers qu’il a pris en cette matinée qui devait tout changer. À la fin de la journée, il serait un artiste célèbre, et un homme à abattre.
Sam Nzima est célèbre pour avoir pris la photo emblématique d’Hector Pieterson mortellement blessé, le 16 juin 1976, mais les autres photos qu’il a prises ce jour-là, quoique moins connues, aident à remettre la tragédie dans son contexte, et éclairent l’homme derrière l’appareil photo.
Très vite, la manifestation dégénère
Pour lui, la journée avait commencé tôt. Le quotidien The World a été prévenu qu’une grande manifestation de lycéens devait avoir lieu à Soweto [un des quartiers noirs de Johannesburg], contre l’introduction obligatoire de l’afrikaans [l’idiome introduit par les Afrikaners blancs] comme langue d’enseignement. Sam Nzima et la journaliste Sophie Tema ont rendez-vous à 6 heures du matin devant la Naledi High School, à Soweto, où ils trouvent les jeunes manifestants affairés à confectionner leurs pancartes.
Tandis que le soleil monte dans le ciel hivernal, les élèves se mettent en marche. Ils doivent se rendre au stade d’Orlando pour y exprimer leur mécontentement en public, et ils seront rejoints en chemin par des élèves venus d’autres écoles. Au niveau de la Morris Isaacson High School, Tsietsi Mashinini, l’un des jeunes meneurs de la manifestation, monte dans un arbre, afin d’être vu de tous : à cette foule de 15 000 personnes, il rappelle que la manifestation doit être pacifique.
Mais très vite, la situation dégénère. Sam Nzima dirige son [appareil photo] Pentax SL vers les échauffourées qui éclatent un peu partout. Sur l’un de ces clichés, dans un nuage de gaz lacrymogène, des jeunes brandissent des couvercles de poubelles en guise de boucliers et jettent des pierres sur la police.
Et pendant ce temps, les policiers tirent
Il y aura aussi la photo du policier noir qui braque son revolver sur les jeunes. On ne sait pas à quelle heure exactement Sam Nzima a pris ces clichés le 16 juin.
Il fallait du courage pour prendre ce policier en photo. Le photographe James Oatway, en activité aujourd’hui, trouve ce cliché particulièrement impressionnant :
« C’est une image d’une grande puissance, car Sam Nzima est très proche de son sujet. Il n’a pas de téléobjectif, juste un 50 mm probablement, peut-être même un objectif plus petit. Et pendant ce temps les policiers tirent, ce qui rend la photo encore plus singulière.”
Devant l’Orlando High School, les manifestants s’arrêtent pour laisser le temps à d’autres de les rejoindre. Ils apprennent alors qu’un gros convoi de police se dirige droit vers eux.
Les policiers leur ordonnent de se disperser. Ils leur tiennent tête et entonnent le Nkosi Sikelel’ iAfrika [l’hymne de plusieurs mouvements de libération panafricains].
En tout et pour tout, six clichés
C’est ce chant qui a irrité le commandant de police, qui a alors sorti son pistolet et ouvert le feu, racontera plus tard Sam Nzima. Quand les premiers coups de feu retentissent, les étudiants s’éparpillent. Sam Nzima, lui, se cache dans une maison. En 2014, Sam Nzima raconte la suite au magazine Forbes :
« Je suis sorti de la maison. La police avait cessé de tirer, et j’ai vu un enfant tomber. Et puis est arrivé ce garçon très grand, Mbuyisa Makhubo, et il l’a soulevé de terre. C’est là que je me suis approché avec mon appareil photo.”
Dans le tourbillon de l’instant, Nzima ne prendra en tout que six clichés d’Hector Pieterson. Les premiers sont réalisés à une certaine distance, alors que Sam Nzima avance vers Makhubo tenant l’enfant dans ses bras. Sur un plan large en particulier, on distingue à l’arrière-plan une foule d’élèves qui courent. Les policiers tiraient encore, racontera Sam Nzima.
« Il ne faut pas oublier que la mise au point se faisait manuellement, et qu’il photographiait sur le vif ! Il faut un sacré talent, s’enthousiasme James Oatway, sans parler de l’adrénaline.”
Sam Nzima s’approche de Mbuyisa Makhubo, fait un pas de côté, et clic – la photo qui deviendra le symbole de la lutte contre l’apartheid est dans la boîte.
Dans les décennies qui suivent, l’image sera reproduite des millions de fois. Sa symbolique a été maintes fois décortiquée, et elle a même été comparée à l’imagerie classique de la Pietà.
Mais quand Sam Nzima l’a photographié, Hector Pieterson, lui, était déjà mort, ou à l’agonie. Un enfant de 12 ans, venu manifester non par conviction politique mais par simple curiosité, d’après ce que sa sœur Antoinette a confié à la commission Vérité et Réconciliation [mise sur pied pour réconcilier la nation sud-africaine], des années plus tard.
Sur la toute dernière image que Sam Nzima a faite d’Hector Pieterson, Mbuyisa Makhubo le dépose sur la banquette de la Volkswagen Coccinelle de Sophie Tema. Ses yeux sont mi-clos, ses chaussures d’écolier tachées de sang. Conduit à la clinique la plus proche, il y sera déclaré mort.
Craignant que la police ne confisque son appareil photo, Sam Nzima cache la pellicule dans une de ses chaussettes et regagne les locaux de The World. Après un long débat, le rédacteur en chef Percy Gobozo décide de publier en une la photo d’Hector Pieterson. Rapidement repris par des journaux du monde entier, le cliché a ensuite suivi sa propre route.
“Soweto était méconnaissable”
Le photographe et historien Omar Badsha a voulu savoir si d’autres photographes étaient sur les lieux des émeutes de Soweto ce 16 juin 1976. En plus de Sam Nzima, ils n’étaient apparemment que deux : Peter Magubane et Alf Kumalo.
Peter Magubane se trouvait dans le township d’Orlando West. Il a raconté ce qu’il avait vécu ce jour-là devant la commission Vérité et Réconciliation en 1996.
« Ce jour-là, Soweto était méconnaissable. Après que la police a tué Hector Pieterson, elle n’a plus pu pénétrer dans le township. Soweto lui était fermée.”
Le photographe Alf Kumalo couvrait lui aussi la manifestation. Après qu’Hector Pieterson a été abattu, il s’est fait prendre à partie par des lycéens qui lui ont volé son appareil. Il a même failli prendre un coup de couteau et n’y a échappé que parce que quelqu’un l’a reconnu et a ordonné à la foule de ne pas lui faire de mal. Pendant les jours et les semaines qui suivent, Peter Magubane et Alf Kumalo continuent à suivre les émeutes, qui se propagent de township en township, et de province en province.
Pourtant, un photographe manque à l’appel, celui-là même qui a assisté à l’explosion de la révolte. Menacé de mort par la police, Sam Nzima a fui Johannesburg pour regagner sa ville natale, Lilydale, dans la province de Mpumalanga [dans l’est de l’Afrique du Sud].
Le bien, le mal et une certaine impudeur
Par leur travail, les trois photographes présents à Soweto le 16 juin 1976 ont profondément changé les choses. “Le 16 juin a été l’occasion pour les photographes et journalistes noirs de commencer à travailler pour des journaux grand public et pour la presse alternative, car il y avait beaucoup d’endroits où les journalistes blancs ne pouvaient pas se rendre”, explique Omar Badsha.
Ces photographes ont continué à documenter les atrocités de l’apartheid dans le pays. Et leurs images, comme celle de Sam Nzima, ont fait le tour du monde, reprises dans la presse et lors d’expositions consacrées à la situation des townships d’Afrique du Sud. Aucune toutefois n’aura la force et la postérité de celle d’Hector Pieterson. Année après année, elle a été imprimée sur des posters et des t-shirts, déclinée en œuvres d’art.
“Cette photo représente beaucoup de choses : le bien, le mal, la gravité et une certaine impudeur aussi”, décrypte Ruth Simbao, professeure à la faculté des beaux-arts de l’université Rhodes. Des trois photographes qui étaient sur le terrain le 16 juin, un seul est encore en vie : Peter Magubane a aujourd’hui 89 ans. Leur héritage doit être préservé.
Les émeutes de Soweto ont beau avoir marqué les mémoires, Omar Badsha souligne qu’il faudrait encore approfondir les recherches, car il reste beaucoup à apprendre sur cette période. Un travail de collecte et de numérisation de photos d’archives est en cours.
Retiré de la photographie
Alors qu’Alf Kumalo et Peter Magubane publiaient des livres et jouissaient d’une notoriété mondiale, Sam Nzima s’est renfermé sur lui-même. Il a vu sa photo reprise et surexploitée sans toucher lui-même un seul centime, puisqu’il n’était pas titulaire des droits d’auteur. À l’occasion de son intervention à l’audience de la CVR de 1996, on a demandé à Sam Nzima s’il comptait se remettre à la photographie : “Non, je n’en ai pas envie.”
Sam Nzima a fini par obtenir les droits d’auteur pour cette image, grâce à une conversation surprise par hasard, et par un tiers, au service des droits du journal The Star. Robin Comley, qui était alors chef du service photo pour ce quotidien, raconte : “J’ai entendu une femme qui travaillait là parler de vendre la photo de Sam pour un prix dérisoire.” Aidée du rédacteur en chef de l’époque, Peter Sullivan, elle décide de tout mettre en œuvre pour que Sam Nzima obtienne ses droits.
On a fini par réussir, se souvient Robin Comley, et c’est moi qui ai alors eu l’immense plaisir de lui annoncer la nouvelle par téléphone : ‘Devine quoi ? Cette photo est de nouveau à toi !’ Je me souviens qu’il en est resté muet plusieurs minutes.”
Une nouvelle génération de reporters-photographes poursuit le travail entamé par Sam Nzima, Peter Magubane et Alf Kumalo.
Un modèle pour les jeunes générations
Grâce aux progrès technologiques – et notamment aux appareils photos numériques –, il est désormais plus facile d’obtenir une photo comme celle de Sam Nzima. Cependant, avec la démocratie sont apparues des difficultés d’une tout autre nature. Les manifestations violentes n’ont pas disparu, mais la colère des manifestants s’est déplacée sur les étrangers, qui leur voleraient leur travail ou seraient des criminels.
C’est lors d’une de ces poussées de xénophobie que James Oatway, comme Sam Nzima trente-neuf ans auparavant, a pris à son tour un cliché emblématique d’un homme mortellement blessé. Dans le township d’Alexandra, à Johannesburg, il a ainsi photographié le passage à tabac et le meurtre, à coups de couteau, d’Emmanuel Sithole, un commerçant mozambicain. La scène n’a duré que vingt-sept secondes. Lorsque la photo a été publiée, on a reproché à son auteur de ne pas avoir aidé la victime. À tort, car James Oatway, tout comme Sam Nzima avant lui, avait posé son appareil photo et tout fait pour tenter de sauver Emmanuel Sithole.
Peu de temps après la publication de ses photos, James Oatway a reçu un message d’un journaliste en poste à Mbombela : Sam Nzima avait vu ses photos et voulait le féliciter pour ce qu’il avait fait. L’ancien reporter-photographe qui avait renié la photographie était bien placé pour reconnaître des clichés réussis, et pour mesurer ce que la photo peut faire pour l’Afrique du Sud et le reste du monde.
« Ce fut un immense honneur pour moi, se souvient James Oatway. Il est l’auteur de l’une des images les plus marquantes de l’histoire de l’Afrique du Sud.”