Il existe un désir authentique pour beaucoup de connaître « leur » histoire à des échelles différentes, de l’histoire de la famille et sa généalogie, en passant par l’Histoire de la nation, du « peuple », du groupe ethnique auquel on appartient, jusqu’à l’Histoire de l’humanité tout entière qui raconte le récit des temps révolus de notre espèce.
Pour éclairer la période du passé ou des civilisations pour lesquelles des documents écrits ne nous sont pas parvenus parce que l’écriture n’a pas encore été inventée (les périodes préhistoriques) ou parce qu’il n’y avait pas de tradition écrite (comme pour des sociétés protohistoriques), il faut alors avoir recours à des sciences analysant des vestiges non écrits du passé.Ces vestiges apportent des informations sur deux chapitres différents de notre Histoire, l’un étant l’histoire culturelle/politique et l’autre l’histoire biologique (ADN). Il peut y avoir chevauchement entre les deux, mais elles ne sont pas identiques.
L’archéologie analyse l’histoire culturelle à travers des vestiges matériels qui souvent sont préservés dans le sol et doivent être mis en évidence par la fouille. Ainsi elle met en évidence des cultures archéologiques caractérisées par l’ensemble des artefacts (objets fabriqués ou transformés par les humains) et écofacts (vestiges biologiques) relevant d’une période, d’une civilisation, d’une région, ou d’une population donnée.
Les archéologues déterrent aussi des restes biologiques des humains, animaux et plantes et les positionnent et interprètent dans le contexte archéologique. Les archéobiologistes analysent la morphologie de ces restes et en déduisent des aspects biologiques (âge, sexe, pathologies, etc.). Ensuite, ils croisent ces données avec les données archéologiques pour obtenir des informations sur les rites funéraires, les structures sociétales ou économiques.
Les restes de squelettes préservent souvent encore un autre type d’information biologique sous la forme des génomes qui contiennent l’information génétique sur la biologie des individus, humains, animaux, végétaux. Ces génomes contiennent chacune des parties des génomes des ancêtres de l’individu et c’est pour cela qu’ils racontent l’histoire biologique d’une population. La combinaison des informations génomiques, archéologiques et ostéométriques (obtenues grâce aux mesures des os archéologiques) peut aider à reconstruire la vie et l’histoire des sociétés du passé.
L’analyse paléogénomique des populations ayant peuplé le territoire
C’est cette approche que nous avons adoptée afin de caractériser l’histoire du peuplement du territoire de la France actuelle à l’Holocène, c’est-à-dire entre ~7000 et ~300 avant l’ère commune (AEC).
D’abord, notre équipe « Epigénome et Paléogénome » de l’Institut Jacques Monod a développé et optimisé des méthodes d’analyse de génomes anciens extraits d’ossements archéologiques français afin de pouvoir produire des résultats fiables.
Ceci n’est pas trivial car l’ADN ancien est très dégradé et constitue un défi méthodologique. Sur ce fond méthodologique solide, nous avons conçu, avec une jeune chercheuse de notre équipe, Mélanie Pruvost, le projet « Ancestra » d’analyse des populations qui se sont succédé sur le territoire de la France actuelle. Dans le cadre de son mastère et de sa thèse, Samantha Brunel s’est attelée avec talent à analyser presque 250 échantillons osseux d’individus préservés dans des sites mésolithiques, néolithiques, de l’âge du Bronze et du Fer que nous avons obtenus grâce à la collaboration avec des archéologues et anthropologues de l’INRAP, du CNRS et des universités françaises.
Pour la partie la mieux préservée d’entre eux, elle a pu produire des séquences nucléotidiques des parties de génomes, pour d’autres elle a dû se contenter avec la production de séquences de l’ADN mitochondrial (qui ne caractérise que la lignée maternelle), de l’ADN du chromosome Y (qui caractérise que la lignée paternelle) et de quelques marqueurs nucléaires associés à des traits phénotypiques concernant la physiologie, la morphologie, l’apparence d’un individu.
Ce grand travail a porté ses fruits et nous permet de raconter une partie de l’histoire des populations ayant occupé le territoire français actuel.
La vague de migration néolithique
La comparaison des génomes de quelques chasseurs-cueilleurs d’un site mésolithique en Charente, datés à ~7100 AEC, avec ceux d’agriculteurs néolithiques en Alsace et en Champagne a montré que ces individus appartenaient à deux populations génétiquement distinctes.
En effet, ces chasseurs-cueilleurs mésolithiques se sont avérés d’être d’un côté des descendants de chasseurs-cueilleurs mésolithiques ayant habité l’Europe occidentale il y a environ 12 000 à 6 000 ans.
De l’autre côté, ils étaient mélangés avec d’autres populations de chasseurs-cueilleurs plus à l’est. Les agriculteurs néolithiques, par contre, étaient des descendants des premiers agriculteurs néolithiques anatoliens. Ces derniers avaient traversé au 7e millénaire AEC le Bosphore et ont colonisé l’Europe en avançant vers le nord à travers les Balkans, la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne pour arriver en France du Nord au 6e millénaire AEC.
Ils ont emmené avec eux leur culture, l’industrie lithique, la poterie les caractérisant, les plantes et animaux domestiqués au croissant Fertile. L’analyse de ces génomes a montré qu’il y avait métissage entre ces premiers agriculteurs néolithiques et les chasseurs-cueilleurs autochtones mésolithiques, ainsi que leurs descendants. Au fur et à mesure que le Néolithique a évolué, ces événements de métissage ont dû augmenter en fréquence alors que la culture mésolithique avait disparu. Ce phénomène était plus global et a aussi été décrit dans d’autres régions de l’Europe.
A quoi ressemblaient ces « Français »
L’analyse de quelques marqueurs génétiques (mutations dans des gènes) caractérisant des traits phénotypiques nous a renseignés sur certains aspects de la physiologie et l’apparence de ces agriculteurs néolithiques.
Ainsi, ils n’étaient pas encore capables de digérer le lait frais car il leur manquait une mutation dans le gène qui code pour l’enzyme permettant la digestion du sucre du lait, le lactose. Ceci a été également observé ailleurs en Europe et la capacité de digérer le lait frais semble augmenter dans la population européenne seulement après l’âge du Bronze avec un gradient allant du nord vers le sud, de la Scandinavie, l’Allemagne du Nord et Angleterre du Sud représentant les populations avec la plus haute fréquence de personnes pouvant boire du lait frais.
Les Néolithiques français possédaient à haute fréquence un variant génétique dans un gène impliqué dans la pigmentation et il est possible qu’il y avait des individus à la peau claire parmi, probablement, une majorité d’individus à la peau plus sombre. Un variant génétique associé à la couleur claire des yeux et des cheveux, par contre, n’était pas encore très répandu dans la population néolithique, mais a été trouvé chez un des individus mésolithiques du 8e millénaire AEC.
Une note de prudence dans cette interprétation doit être retenue car le nombre d’individus ainsi que de variants génétiques (allèles) analysés étaient faibles et une analyse plus en profondeur sur plus d’individus et de marqueurs est requise.
Cette prudence doit aussi être gardée quant à l’interprétation des résultats pour certains marqueurs dans des gènes associés à la réponse immunitaire innée de l’organisme contre des infections bactériennes, comme celle de la lèpre ou de la tuberculose, et dont seulement peu d’individus néolithiques étaient porteurs.
D’autres allèles associés à la réponse immunitaire étaient présents chez les individus néolithiques à une fréquence comparable à la situation actuelle suggérant qu’ils étaient déjà sélectionnés avant le Néolithique et apportaient un avantage à la population.
La vague de migration à l’Âge du Bronze en France
Dans la deuxième moitié du 3e millénaire AEC, les individus sortis des contextes de l’âge du Bronze possédaient un génome avec une nouvelle composante originaire des nomades des steppes pontiques au nord de la mer Noire. Ceci témoigne d’un nouveau métissage de dominance masculine car les hommes de ces sites de l’âge du Bronze portaient tous les chromosomes Y de ces migrants de l’Est. Ce sont donc plus les hommes que les femmes qui se déplaçaient.
Encore aujourd’hui, ce type de chromosome Y est majoritaire en Europe de l’Ouest. Le même phénomène a été identifié ailleurs en Europe Centrale, mais aussi en Angleterre.
Nous ne savons pas comment cette migration des nomades des steppes vers l’Ouest et la rencontre avec les populations du Néolithique final, voire de l’âge du Cuivre, s’est déroulée, mais il apparaît que les hommes venus de l’Est avaient un succès reproducteur plus élevé que les Néolithiques autochtones bien que l’on n’analyse que les ossements préservés dans un contexte archéologique. Ces ossements peuvent donc révéler soit une évolution majeure du succès reproductif des mâles provenant des steppes, soit une stratification sociale forte entraînant un biais dans les pratiques d’inhumation.
Une telle forte hiérarchisation de la société a été identifiée en Allemagne à la même époque. On pourrait donc avancer l’hypothèse que ces « envahisseurs » constituaient une nouvelle élite qui s’est imposée sur la population agricole néolithique à cause d’un avantage technologique, celui de la maîtrise de la métallurgie. On peut aussi spéculer que la population néolithique autochtone aurait continué à travailler les champs mais n’aurait pas eu accès aux richesses et n’aurait pas été enterrée avec les familles dominantes. Pour l’instant, on doit se contenter avec ces réflexions, hypothèses, spéculations jusqu’à ce que de nouvelles études enrichissent nos connaissances sur ces événements d’une lointaine époque.
Stabilité génétique entre l’âge du Bronze et l’âge du Fer
Les génomes des individus des sites archéologiques de l’âge du Fer se distinguent peu de ceux de l’âge du Bronze et sont assez proches de ceux de la population actuelle. Ceci montre qu’il n’y avait plus de migrations de populations génétiquement très différentes, comme cela a été le cas pour les deux grandes vagues de migration qui ont précédé, la migration des agriculteurs néolithiques et la migration des nomades des steppes. Pour déceler les migrations ayant lieu à l’Antiquité et au Moyen Âge, il faudra donc augmenter le niveau de résolution de l’analyse et obtenir beaucoup plus de séquences d’ADN puisque la ressemblance génétique de ces populations est importante. Les différences entre les Gaulois, les Romains, les Germaniques sont moins importantes, au niveau génomique, que celles séparant les peuples ayant migré en Europe dans les époques antérieures. Les différences sont donc surtout à chercher au niveau culturel.
Notre étude s’insère parfaitement dans l’image que la paléogénomique a déjà dessinée pour d’autres régions de l’Europe : la protohistoire a été rythmée par deux grandes vagues de migrations de populations génétiquement très distinctes, la migration néolithique à partir de l’Anatolie, et la migration à l’âge du Bronze à partir des steppes pontiques. Les populations qui habitaient le territoire de la France pendant les millénaires suivants jusqu’à aujourd’hui, portent toujours des portions de génomes de ces trois populations, les chasseurs-cueilleurs de la fin du Paléolithique, les agriculteurs du Néolithique et les nomades des steppes de l’âge du Bronze. Ces trois composantes principales constituent le triangle dans lequel ont évolué ultérieurement les génomes des Européens aboutissant à des différences plus subtiles au niveau génomique.