A Besançon, « l’agression raciste parfaite » qui a permis que l’auteur soit condamné

Dans le cas de Khaled Cid, attaqué en février, la justice a retenu la circonstance aggravante de racisme contre son agresseur. Depuis, l’histoire de cet entrepreneur de 35 ans a libéré la parole de dizaines d’autres victimes qui n’ont pas eu cette « chance » d’être victime de « l’agression raciste parfaite »

article par Lucie Soulier publié sur le site lemonde.fr  le 17 05 2021

Khaled Cid écoute et encaisse. Cette fois, c’est Mohammed qui lui raconte les « blagues » qui ont commencé lorsque ses collègues ont compris qu’il faisait le ramadan. Les provocations, les soirées auxquelles il n’était plus invité. Et, à la fin, son licenciement. Son avocat l’a prévenu : le racisme serait « impossible » à prouver. Alors il poursuit son ancien employeur pour « simple » harcèlement.

« Agression raciste parfaite »

Depuis trois mois, Khaled Cid a recueilli malgré lui des dizaines de témoignages comme ceux-là. Sa page Facebook et son téléphone sont devenus le refuge de tous ceux qui ont subi une discrimination, mais ne l’ont jamais signalée. Ou l’ont fait, sans que personne ne soit condamné.

Jamais Khaled Cid n’aurait pensé qu’ils étaient si nombreux autour de lui. Mais sa propre agression, en février, a libéré la parole de dizaines de victimes, proches ou inconnues, venues mêler à leur message de soutien un « moi aussi, tu sais ». Au point qu’il s’apprête à lancer sa propre association, pour tous ceux qui n’ont pas eu la « chance » de connaître, comme lui, « l’agression raciste parfaite ».

L’expression peut faire grincer, mais l’entrepreneur bisontin l’assume. Dans son malheur, il a découvert sa veine : il ne faisait pas de doute que l’auteur des faits serait condamné, et le racisme reconnu. « J’ai appris, depuis, que c’était loin d’être le cas de tout le monde. »

Des éléments irréfutables
Le 1er février, à 21 h 30, Khaled Cid va mettre quelques pièces dans un horodateur d’une rue déserte de Besançon, quand un grand costaud au crâne rasé passablement éméché l’approche, menaçant. Il ne serait pas flic ? Pour le calmer et lui prouver le contraire, Khaled Cid ouvre son manteau et montre son costume.

L’autre lâche « un Arabe en costard, je vais me le faire », avant de se déchaîner. Khaled Cid recule, et tombe sous les coups. Il parviendra bien à renvoyer quelques coups, mais la vidéosurveillance toute proche atteste que le déferlement de violence vient bien d’en face. Impossible de confondre auteur et victime. « Chance » numéro un.

La deuxième vient du profil de son agresseur. A 24 ans, Philippe Tribout est bien connu des services de police, qui l’ont appréhendé alors qu’il prenait la fuite. Pour des faits de violence, essentiellement, sans caractère raciste.

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Mais cette fois, Tribout aura beau nier le motif raciste de l’agression, ses tatouages parlent pour lui : une référence à une milice fasciste italienne gravée dans le cou, un « Ave Europa » en lettres gothiques sur un bras, le tout accompagné de ce qu’il décrit comme des « symboles ukrainiens païens » mais qui ressemblent étrangement à des croix gammées. Sans compter son visage, qui apparaît en compagnie de néonazis locaux sur Internet.

Jugé deux jours après les faits en comparution immédiate, Philippe Tribout est condamné à deux ans de prison, dont dix-huit mois ferme, pour « violences volontaires ». « Surtout », insiste Khaled Cid, la circonstance aggravante du racisme a été retenue par le tribunal.

Une source proche du dossier précise la troisième « chance » de M. Cid : son propre profil. Un entrepreneur de 35 ans, « surintégré », sans casier, qui remercie les policiers. « La victime parfaite. »

Le racisme, « compliqué à caractériser »
Derrière son affaire presque « caricaturale », Khaled Cid a découvert l’ampleur du racisme qui l’entourait, celui qu’il qualifie d’« invisible » car impossible à prouver devant la justice.

Bien sûr, le racisme, il connaissait. Pas les coups, mais des trucs « plus subtils », raconte-t-il. Comme cette pièce de 10 francs qui avait disparu d’une trousse au collège. Ils s’étaient retrouvés à trois collés, alors qu’ils niaient : Foued, Selim et, lui, Khaled. Son père s’était indigné, et le petit Khaled avait fini par échapper à la punition. Pas ses deux camarades, dont les mères parlaient mal le français.

Quelques années plus tard, le voilà salarié dans un centre d’appels pour une banque. Ses collègues sont promus les uns après les autres, alors qu’il a de meilleurs résultats. « On m’a fait savoir que le responsable était un ancien pied-noir qui détestait les Algériens. C’était mort » pour lui, né à Besançon. Il a démissionné, et ouvert un restaurant à Marseille. Sans vraiment y repenser jusqu’ici. « C’était impossible à prouver, qu’est-ce que vous voulez faire contre ça ? »

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Depuis trois mois, les témoignages comme ceux-là se multiplient autour de lui. Comme si la reconnaissance par la justice de son agression raciste avait soulagé d’autres victimes.

Il y a d’abord eu ce client qui lui a confié dans le détail son passage à tabac xénophobe, il y a plus de quinze ans. Pas de témoin, encore moins de vidéo à l’époque : il n’a pas porté plainte. Et cet inconnu, Français depuis trente-sept ans, qui lui raconte sur Facebook ce racisme quotidien lui rappelant qu’il est né à Séoul. Ou encore cet ami, qui vit dans l’Yonne. « Attendez, on va l’appeler. » Michel décroche. Michel est né Mohammed il y a quarante-neuf ans. Arrivé d’Algérie à 5 ans, il a fini par faire « franciser » son nom et son prénom, vers 20 ans. Quand Mohammed appelait, le logement était toujours loué, la place toujours prise. « Bizarrement », Michel a beaucoup moins galéré. « Comment prouver un ressenti ? C’est ce qui laisse les gens frustrés », reprend Khaled Cid.

Le procureur de Besançon Etienne Manteaux acquiesce : « On génère très souvent de la frustration, parce que les discriminations et le racisme sont compliqués à caractériser lorsqu’il n’y a pas d’élément extérieur au témoignage de la victime. C’est aussi le cas dans les dossiers de harcèlement, de violences psychologiques, ou même de viols. » Qu’il y ait davantage de faits racistes que de poursuites et de condamnations est « incontestable », poursuit-il : « Mais un classement ne signifie pas que l’on ne voit pas le problème, ou que l’on estime qu’ils ont menti. Juste qu’il y a des limites à la justice pénale. Et des preuves à apporter. »

Investi d’une mission
Même difficulté du côté des policiers. « C’est très difficile de monter un dossier de violences racistes quand on a que du parole contre parole », souligne le brigadier-chef Martine Sandoz, qui a conduit l’enquête sur l’affaire Cid. « Dans son cas, on a eu la chance d’avoir plusieurs éléments pour caractériser l’agression et le racisme. Mais on est loin d’avoir des procédures comme ça tous les quatre matins », renchérit la commissaire Juliette Dupoux, chef de la sûreté départementale à Besançon.

Malgré la condamnation sans appel de son agresseur, Khaled Cid, lui, n’en a pas fini avec son « affaire ». Un clip de rap pour sensibiliser, des tables rondes pour ouvrir la parole, du mentorat pour les jeunes de son ancien quartier… Sa psy parle de « stratégie de contournement » : il paraîtrait qu’il se surinvestit pour ne pas penser à ce qui lui est arrivé. Peut-être. Lui préfère se dire qu’il a une « responsabilité » face à ce racisme plus si invisible pour lui, désormais. « Si je ne fais rien de tout ce qu’on m’a raconté, j’aurais l’impression de déserter. »

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Sous les articles qui retracent son agression, en ligne, les « je ne suis pas raciste mais » se mêlent aux dizaines de commentaires de soutien. « Pauvre petit musulman », « Arrêtez de les victimiser », « C’est tellement souvent l’inverse qui se produit », « A force, on finira bien par vous renvoyer d’où vous êtes venus »… Khaled Cid a fini par arrêter de les lire.

Même s’il y en a bien un qui continue de le faire marrer : un Algérien venu écrire qu’il n’était pas étonnant qu’il ne se soit pas défendu, puisque les Marocains sont tous des lâches. « Pas de chance pour lui, le journaliste s’était planté, je suis d’origine algérienne. » Il rit. Stratégie de contournement, dirait encore sa psy.