Agressions, insultes, haine en ligne, dramatique confirmation d’un racisme anti-asiatique

Avec le virus, les communautés asiatiques sont passées du statut de «minorité modèle» à celui de menace envahissante. Le racisme anti-asiatique se réactive à chaque période de confinement

article par Valentin Cebron publié sur le site slate.fr, le 3 12 2020 

« Chintok!», «Petite bite!» ou récemment «Le Covid, c’est de ta faute!». Ces railleries dont il a souvent été victime, Jefferson Lin, 18 ans, s’y est presque «habitué». Malgré l’exacerbation des discriminations à l’encontre des personnes perçues comme asiatiques depuis l’apparition du virus, jamais cet étudiant n’aurait un jour imaginé se faire tabasser gratuitement. Pour le seul fait d’être d’origine chinoise.

C’était le 29 octobre, dans un parc du XIXe arrondissement de Paris. Cet après-midi-là, trois individus, armés d’une bombe lacrymogène, lui tombent dessus. «J’étais avec un ami non-asiatique, précise-t-il. Lui a réussi à s’enfuir.» Encerclé, il est le seul à être gazé puis menacé s’il ne vide pas ses poches. Avant de recevoir une pluie de coups au visage –deux points de suture au niveau de l’occipital et une fracture du nez– rythmés par des «sale Chinois!».

«Insulté de “sale Chinois”, il s’est ensuite fait déboîter le bras.» Sun-Lay Tan, porte-parole de Sécurité pour Tous
Son agression survient au lendemain d’appels à la violence lancés sur les réseaux sociaux. À la fin de l’allocution d’Emmanuel Macron, le 28 octobre, qui annonçait le reconfinement, plusieurs tweets incitant à «agresser chaque Chinois» et à «tabasser» les Asiatiques en France ont été publiés. Début novembre, le parquet de Paris a ouvert une enquête pour «provocation publique à commettre une atteinte à l’intégrité physique d’une personne à caractère raciste».

Les messages haineux ont depuis été retirés, les comptes à l’origine de ces propos suspendus, et les auteurs identifiés. Mais les publications ont eu le temps d’être relayées plus de 3.000 fois.

«Même si ces messages sont peu nombreux, leur audience interpelle, déplore Saphia Aït Ouarabi, vice-présidente de SOS Racisme. Une part d’ombre persiste sur le nombre de “J’aime”, synonyme d’une approbation qui est difficilement condamnable juridiquement.» Elle encourage à ne pas partager directement ces messages, même pour les dénoncer, car l’amas de réactions sur le net crée un effet boule de neige contre-productif.

Agressions et menaces de mort
De fait, la mésaventure de Jefferson n’est ni anodine, ni un cas isolé. À Lorient, le même jour, Maurine Jaffré, 24 ans et d’origine vietnamienne, est violemment giflée après avoir été «menacée de mort» par un homme qui la jugeait «personnellement responsable du Covid».

Dans le XIIIe arrondissement parisien, le «Chinatown» de la capitale, un trentenaire d’origine sino-cambodgienne a témoigné auprès de l’Association des jeunes chinois de France de son agression: «Insulté de “sale Chinois”, il s’est ensuite fait déboîter le bras, relate Sun-Lay Tan, porte-parole de Sécurité pour Tous, un collectif qui regroupe quarante-six associations. Résultat, vingt jours d’ITT.»

Au total, l’avocat Me Soc Lam compte en région parisienne plus d’une vingtaine de victimes asiatiques d’agressions physiques, venues frapper à la porte de son cabinet depuis ces appels à «chasser les bridés».

«Depuis l’arrivée du Covid, on nous pose des questions étonnantes sur nos origines et le virus.» Jean-Christophe Barré, étudiant de 21 ans. Lui, n’a pas subi de coups. Mais le 13 novembre, en rentrant chez lui, à Eaubonne (Val-d’Oise), il a découvert, stupéfait, l’inscription sur sa porte: «Dehors les jaunes.»

Né d’un métissage franco-philippin, l’étudiant de 21 ans indique que «pour entrer dans l’immeuble, il faut passer deux digicodes. En plus, nous sommes les quasi seuls Asiatiques ici.» Il précise ne jamais avoir eu de problèmes avec son voisinage mais se souvient: «Depuis l’arrivée du Covid, on nous pose des questions étonnantes sur nos origines et le virus. Quand les voisins entendent ma mère parler philippin, ils attendent le prochain ascenseur.»

Racisme ordinaire
Un épisode qui fait écho au tag raciste «Coronavirus dégage», retrouvé sur la devanture d’un restaurant asiatique en février, à Boulogne-Billancourt. Une première vague de racisme à l’encontre des personnes asiatiques, souvent assimilées à des Chinois, s’abattait alors sur la France.

Elles ont d’abord été dévisagées parce qu’elles portaient un masque, les autorités le jugeant à l’époque inutile. Puis moquées en raison de leurs supposées pratiques culinaires. Insultées, elles étaient pointées du doigt par des esprits mal éclairés qui les désignaient déjà comme responsables de l’épidémie. Dans un article de recherche sur le racisme anti-asiatique publié par la revue European Societies, 32,8% des sondés affirment avoir subi «au moins un acte discriminatoire» depuis janvier 2020.

L’apparition du virus en Chine, à Wuhan, suivie de sa propagation dans le monde, n’a fait qu’amplifier un phénomène préexistant. En France, le hashtag #JeNeSuisPasUnVirus, lancé fin janvier sur les réseaux, a remis le temps d’un instant le racisme anti-asiatique au cœur de l’actualité.

Anne Zhou-Thalamy, chercheuse
Or ce racisme ordinaire, latent et invisibilisé, selon les premiers concernés, ne date pas d’hier. A priori, les différentes communautés asiatiques jouissent d’une image positive. Le mythe de la «minorité modèle», selon lequel elles seraient travailleuses, discrètes et mieux intégrées que d’autres, leur colle à la peau. En 2010, lors du Nouvel An lunaire, le président Sarkozy n’hésitait d’ailleurs pas à qualifier les Asiatiques de «modèles d’une intégration réussie».

«En réalité, ce racisme bienveillant contribue à la normalisation et au maintien d’un système discriminatoire dans les interactions du quotidien, explique Anne Zhou-Thalamy, doctorante en sociologie au centre Maurice Halbwachs et à l’EHESS. Le fait d’essentialiser un groupe, en l’occurrence les Asiatiques, à des caractéristiques valorisantes en apparence entretient des rapports de domination raciale et participe à la construction en miroir des bons et mauvais immigrés.»

Cibles privilégiées
De prime abord avantageuse, cette forme de racialisation a perpétué le stéréotype du «Chinois (donc de l’Asiatique) riche», qui se balade avec du liquide, ne fait pas de vague et porte rarement plainte.

En 2016, à Aubervilliers, ces clichés ont tué Chaolin Zhang, un couturier chinois de 49 ans: ses assaillants n’ont pas retrouvé d’argent dans la sacoche dérobée.

Hommage à Chaolin Zhang à Aubervilliers, le 7 août 2017. | Philippe Lopez / AFP

Depuis des années, les Asiatiques de France sont la cible privilégiée de jeunes délinquants. Trois d’entre eux viennent d’être condamnés, le 12 novembre, par la Cour d’appel de Paris à des peines allant jusqu’à sept ans de prison: en 2019, ils s’en prenaient à une trentaine de personnes d’origine asiatique, usant à chaque fois du même modus operandi, le vol à l’arrachée.

«Des passages à l’acte jugés racistes, notamment à cause du choix précis des lieux à forte concentration d’Asiatiques –Vitry-sur-Seine, Ivry-sur-Seine ainsi que le XIIIe arrondissement de Paris– et du rite initiatique de “se faire un Chinois” dont parlent les agresseurs», commente Me Soc Lam, avocat de six victimes.

«Il ne se passe pas une semaine sans que l’on m’interpelle dans la rue à coups de “Ni Hao” ou “Ching Chong”.» Songhee Lee, 28 ans
«Une distanciation émotionnelle s’opère vis-à-vis des Asiatiques, estime Rui Wang, élu municipal à Pantin. Les attaquer ou se moquer d’eux paraît moins grave, plus facile.» Au-delà des violences, le racisme anti-asiatique s’exprime surtout sous couvert d’humour parfois méprisant. La séquence d’un documentaire (2002) montrant Isabelle Balkany surnommer son employé cambodgien «Grain de riz» en est une triste illustration.

Des propos humiliants qui peuvent prendre la forme de harcèlement. Résidente française depuis quatre ans, Songhee Lee, une Coréenne de 28 ans, dit le vivre au quotidien: «Il ne se passe pas une semaine sans que l’on m’interpelle dans la rue à coups de “Ni Hao” ou “Ching Chong”. C’est pesant, j’ai l’impression d’être réduite à un objet mystérieux d’un monde lointain et inconnu.»

Coautrice de l’article de recherche précédemment cité, Chloé Luu note que le peu de visibilité des Asiatiques et le caractère stéréotypé de leurs rôles dans la pop culture participent à renforcer un imaginaire racial. «Il suffit de regarder le cinéma français, remarque l’étudiante-chercheuse à l’ENS de Lyon, qui travaille sur la représentation des Asiatiques en France. Bien souvent, les personnages joués par des Asiatiques sont des figurants qui n’ont pas de prénom, pas le droit à la parole. Et quand ils apparaissent, ils incarnent alors des rôles d’étranger, restaurateur, maître d’arts martiaux.»

«Une pirouette», un «trait d’humour»
Pour certains, les médias sont directement responsables de la banalisation du racisme anti-asiatique, via des bourdes qui nourrissent des préjugés dégradants sur l’Asie et les Asiatiques.

À l’instar de la une du Courrier Picard en janvier: «Un coronavirus chinois: alerte jaune». Ou encore d’un éditorialiste de BFMTV qui avait oublié de couper son micro lors d’une cérémonie pour les victimes chinoises du virus et murmuré en direct: «Ils enterrent des Pokémon.»

«On ne peut pas se réfugier de l’accusation de racisme en rétorquant que c’est une blague.» Grace Ly, écrivaine
Il y a deux semaines, Le Parisien écrivait dans un édito: «Il ne faudrait pas que le virus venu de Chine préfigure le règne des échoppes de cuisine chinoise à emporter. Demain, nous voulons encore manger avec des fourchettes, pas seulement avec des baguettes.» Si la SDJ du journal s’est publiquement désolidarisée de ces propos, son directeur a défendu «une pirouette», un «trait d’humour».

«On ne peut pas se réfugier de l’accusation de racisme en rétorquant que c’est une blague. Ce n’est pas l’intention qui compte mais les faits, s’indigne l’écrivaine et militante Grace Ly. Et les faits, ce sont des personnes agressées. Minimiser les effets du racisme y participe largement.»

Indirectement, la couverture médiatique de la Chine véhicule une image négative des Chinois. À travers la dénonciation, au demeurant légitime, du sort des Ouïghours, la crise à Hong Kong et l’autoritarisme répressif du Parti communiste chinois.

D’après une récente étude publiée par l’IFRI (Institut français des relations internationales), la Chine est le deuxième pays le moins bien perçu en France. «Les enjeux géopolitiques ont une répercussion évidente sur les populations, appuie l’artiste Thérèse Sayarath. Il ne faut pas confondre le gouvernement chinois avec le peuple chinois, et encore moins avec les Chinois et Asiatiques ailleurs dans le monde. Je me retrouve à être une victime potentielle à cause d’une politique exercée par Pékin.»

«Aujourd’hui, le Covid décuple et décomplexe la sinophobie et le racisme anti-asiatique.»Ya-Han Chuang, chercheuse

Du statut de victime, le Chinois est passé à celui de menace envahissante, explique Ya-Han Chuang, chercheuse à l’Ined. «En Europe, donc en France, les Jeux olympiques de Pékin en 2008 et l’affirmation de la Chine en tant que puissance ont créé une image ambivalente sur le pays: impossible de ne pas traiter avec lui alors qu’il représente une menace pour les valeurs démocratiques européennes, analyse la sociologue. Conséquence sur les populations chinoises dans l’inconscient collectif français: leur image se dégrade tout autant. Aujourd’hui, le Covid décuple et décomplexe la sinophobie et le racisme anti-asiatique.»

Les récentes agressions contre des Asiatiques en France s’inscrivent, certes dans un contexte épidémique, mais aussi dans celui d’un climat social délétère de haine envers l’autre, à l’aune d’un racisme et d’une stigmatisation des personnes issues de l’immigration et des étrangers.

Pour Thérèse Sayarath, c’est un combat que les communautés asiatiques ne doivent pas mener seules: «Toutes les luttes actuelles aspirent à la même chose: plus d’équité afin de mieux vivre ensemble. On formule tous des “anti-quelque chose” plutôt que d’être véritablement “pour quelque chose”. De commun, qui rassemble. C’est essentiel pour reconstruire le monde de demain.»