Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. Aujourd’hui, on vous parle du Mali.
Beatriz De Leon Cobo, doctorante en sociologie, spécialisée dans le phénomène de radicalisation est notre invitée. Elle est également consultante sur la sécurité et la stabilisation dans la région de l’Afrique de l’Ouest ainsi que directrice du groupe d’experts du Forum de dialogue Sahel-Europe (Centro de Seguridad Internacional-Universidad Francisco de Vitoria). Elle traite avec nous de la situation sécuritaire et les violences de genre au Mali.
Entretien avec Beatriz De Leon Cobo
P.H : Depuis plus de dix ans, la population civile malienne subit le conflit armé qui persiste notamment dans la région de Mopti et de Ségou. Est ce que vous pourriez nous parler de la situation sécuritaire au Mali, dont les enjeux dépassent largement de simples conflit intercommunautaires ?
B.L : Les conflits au Mali sont plusieurs conflits dans un conflit. C’est depuis 2012 que le Mali est en conflit et sans jamais réussi à sortir vraiment de la crise. Donc on a les conflits intercommunautaires au centre, à Mopti et Ségou, ou là habite plusieurs communautés, Bambaras, Peuls, Dogons, touaregs qui sont en conflit, mais qui sont aussi en conflit pour l’arrivée des djihadistes à partir de 2015 sur la région avec un groupe qui s’appelle Katiba Macina qui est lié à Al-Qaïda. On a également toujours les conflits au Nord, même si la paix a été signée avec les mouvements signataires en 2015, les mouvements Touaregs et l’État malien, depuis 2012, subissent avec l’arrivée des djihadistes qui s’installent sur plusieurs localités du nord du Mali. Par exemple, au Ménaka, la région juste à côté du Niger, Daesh, l’État islamique avait pris presque tout la région. Ils sont descendus jusqu’au sud du Mali. Ils sont arrivés à Burkina et ils sont aussi au Niger. Donc les conflits dépassent les frontières maliennes. Et aussi c’est plusieurs crises parce que l’arrivée des djihadistes a aussi obligé les communautés à s’armer donc il y a plusieurs crises intercommunautaires qui sont arrivées.
Comment expliquez vous dans ce contexte, que le pouvoir malien ait poussé la France au départ et à la fin de l’opération Barkhane ?
C’est vrai que la France a éliminé, neutralisé, beaucoup de leaders djihadistes mais ça n’a pas été suffisant pour vraiment arrêter la menace djihadiste qui est partout au Mali mais aussi au Burkina et aussi au Niger. Donc l’Etat malien ne comprend pas forcément comment il est possible que la Grande armée français n’a pas pu battre les djihadistes. Tout est également lié à une crise politique, diplomatique en lien avec la Russie, et aussi au fait que le Mali a subi des coups d’Etat.
Vous parlez de la Russie, le pouvoir malien ne comprend pas pourquoi la France n’a pas réussi à mettre fin au djihadisme au Mali et au Sahel mais alors Wagner, qui est le groupe paramilitaire lié à la Russie, comment pourrait il réussir, lui et dans le respect des droits de l’homme ?
Je ne crois pas que Wagner, la société militaire privée Russe pourrait réussir à arrêter la menace djihadiste mais je ne pense pas que cela soit leur objectif non plus. L’Etat malien, avec les choix des partenaires stratégiques de la Russie ont décidés d’avoir une stratégie différente de ce qu’il avait avec la France. La France qui, plus au moins, basait sa stratégie sur le respect des droits humains et la stratégie de Wagner est différente, c’est plutôt de sécuriser les régions à tout prix. Et parfois à ce prix là, il y a beaucoup de morts civils parce que ce n’est pas assez évident comment distinguer des civils des djihadistes sur certains points. Donc les frappes aériennes par exemple au Burkina, ne distingue pas l’un de l’autre donc c’est vraiment extrêmement complexe. Et le Mali a décidé d’avoir un esprit plus agressif qui ne marche pas parce que comme on le voit la situation continue d’être absolument catastrophique dans 90% des pays.
Au Mali, les violences fondées sur le genre semblent ancrées dans la population. Je rappelle que 55 % des filles se marient avant l’âge de 18 ans, 91 % des femmes ayant entre quinze et 45 ans sont excisées. Est ce que l’on peut dire que la situation des femmes au Mali a encore été aggravée par la crise qui perdure depuis plus de dix ans ?
Bien sûr. Premièrement, il y a les femmes qui se sont déplacées et ou des femmes qui, par exemple, n’ont plus de maris parce qu’ils ont été tués. Et ces femmes sont en situation de vulnérabilité énorme, surtout parce qu’elles ne peuvent plus travailler parce qu’elles ne sont pas avec un garçon, donc ça les laisse sur le champ des déplacés et dans une situation très vulnérable, surtout les jeunes filles. Sinon, il y a aussi les femmes qui sont sur les territoires contrôlés par les djihadistes, là c’est encore pire parce que s’applique une version de la charia assez dur, les femmes sont avec les burkas, ne peuvent plus sortir de la maison. Et cela sans compter la violence sexuelle, qui est la technique utilisée par les commanditaires, mais aussi par les djihadistes. Elles sont donc sur une situation de vulnérabilité vraiment énorme et vont continuer à l’être parce qu’encore une fois, il a très peu d’espoir sur la situation au Mali.
Pour aller plus loin sur le Mali
Le mali : un pays divisé en deux
Traversé par la bande du Sahel, ce pays deux fois plus grand que la France est séparé en un nord aride, dont les zones agricoles sont déficitaires, et un sud humide où coule le fleuve du Niger. 90% des 22 millions d’habitants vivent dans le sud, dans la vallée, ou à Bamako, la capitale. La division n’est pas que géographique, elle est aussi ethnique : dans le sud habitent les Bambaras, les Peuls, les Malinkés, les Soninkés et les Dogons, tandis que le nord est peuplé par les Touaregs et les Arabes. Le pays du Sahel est confronté à une combinaison de défis démographiques, avec un fort taux de pauvreté et un taux de fécondité élevé par femme.
De la colonisation à la situation actuelle :
Sans accès à la mer, la Mali a de nombreux pays frontaliers : l’Algérie, le Niger, le Burkina Faso, la Côte d’ivoire, la Guinée, le Sénégal, et la Mauritanie. La plupart des frontières sont issues du tracé des anciennes limites internes de l’Afrique occidentale française, ainsi que de la répartition du continent africain durant la Conférence de Berlin en 1885, où 14 pays européens se sont partagé le continent africain et lors de laquelle la France se taille la part du lion. Le Mali est en effet colonisé par la France à la fin du XIXème siècle. Il acquiert son indépendance en 1960. Jusqu’en 1991, le Mali est affaibli par une succession de coups d’État et de dictatures, tout cela encadré par la Françafrique qui désigne les relations, politiques, économiques et militaires, complexes entre la France et ses anciennes colonies africaines. La démocratie et le multipartisme sont rétablis en 1992 au Mali après de fortes émeutes.
Au cours des années 1960, les Touaregs, un peuple nomade, ont contesté l’intégration de leur territoire dans le Mali, se sentant marginalisés par le gouvernement central et exclus du développement économique, principalement en raison de problèmes de répartition des richesses. En mars 2012, une guerre est déclenchée par des rebelles Touaregs indépendantistes. Le Mouvement National de Libération de l’Azawad déclare la sécession du nord du pays. Les Touaregs s’allient, puis sont dépassés sur le terrain par le groupe salafiste djihadiste Ansar Dine. Les montagnes du nord et la vallée du Niger représentent une position stratégique pour Al-Qaïda, et autres groupes djihadistes présents dans le Sahel et au-delà. A la demande de Bamako, la France intervient et lance en 2013 l’opération Serval, suivie de l’opération Barkhane, en collaboration avec les États du G5 Sahel, pour aider le Mali dans sa lutte contre le terrorisme. La première période du conflit se solde par la signature d’un accord de paix à Alger en 2015 avec le mouvement de l’Azawad. Les djihadistes continuent cependant de commettre des exactions, notamment contre les civils dans le centre du pays. A ces violences s’ajoutent des conflits intercommunautaires. L’instabilité politique – 2 coups d’états consécutifs en moins d’un an – pousse la France à annoncer le retrait de l’opération Barkhane début 2022. Mais ce départ est aussi dû à la collaboration de plus en plus active du régime malien avec le groupe paramilitaire Wagner, proche du pouvoir russe.
Merci d’avoir suivi “des pays en débat”, une émission produite par France Fraternités pour Beur FM, en collaboration avec Zohra, Ariane et Jessica Ducret. Diffusion samedi 27 mai 2023 à 8h20, rediffusion le dimanche à la même heure. La fréquence francilienne de Beur FM est 106.7. Si vous souhaitez écouter l’émission depuis une autre région française, vous trouverez toutes les fréquences en suivant ce lien.