« Des pays en débat » : Les politiques mémorielles au Bénin

Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. Aujourd’hui, on vous parle du Bénin. 

Architecte diplômée d’État (ENSA Nantes) et docteure en anthropologie (Université de Nantes), Rossila Goussanou est notre invitée. Elle est également chercheuse associée au laboratoire AAU et en post-doctorat depuis 2022 à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN) à Dakar au Sénégal, et plus précisément au Musée Théodore Monod d’Art africain. Rossila Goussanou traite avec nous des politiques mémorielles et la patrimonialisation de l’histoire Béninoise en lien avec l’esclavage et son passé colonial.

Bénin situation géographique

Entretien avec Rossila Goussanou

P.H : Depuis les années 90, l’UNESCO s’est impliquée au Bénin pour réintroduire le débat sur l’esclavage, notamment avec le festival Ouidah 92 qui s’est déroulé en 1993, ainsi que le projet La Route de l’esclave, lancé au début de l’année 1994. Est ce que vous pouvez nous parler aujourd’hui des politiques mémorielles qui sont en œuvre au Bénin et comment ce pays se réapproprie son passé lié à l’esclavage ? 

R.G :Alors, à propos des politiques mémorielles aujourd’hui, le aujourd’hui, je le fais commencer plutôt en 2016, avec l’élection de Monsieur Patrice Talon à la présidence de la République, puisque c’est son mandat ou son arrivée qui va permettre une nouvelle impulsion dans les politiques mémorielles nationales. Il va développer un certain nombre de projets, dont celui d’un musée intercontinental de l’esclavage à Ouidah, un ancien port de traite qui, dit-on, a vu partir plus d’un million d’esclaves.

P.H : Pourquoi, dites vous, « dit-on » ?  

R.G : Parce que les chiffres, font toujours débat. En fait,  ça remonte à plusieurs siècles. C’est toujours en débat le nombre total de millions. Il y a le chiffre consensuel de onze et 13 millions d’esclaves, d « ‘esclavisés », qui auraient quitté le continent mais ce sont des chiffres en débat, l’histoire s’écrit encore. Donc je préfère employer le conditionnel ou parfois mettre un petit peu des guillemets avec ce que je dis.

P.H : Comment le Bénin continue donc de se réapproprier son passé ? Vous nous parlez de Patrice Talon, des projets de musée lancés en 2016. Mais aujourd’hui, le Bénin, concrètement, comment ça s’articule ?

R.G : Alors c’est une mémoire qui a déjà des fondements. Vous l’avez déjà dit, en 93, il y a eu le festival Ouidah 92 qui a posé les bases. En 94, il y a eu la conférence internationale de l’UNESCO et puis il y a eu aussi, par exemple sous Kérékou, quelques politiques, notamment en lien avec la diaspora africaine. En 2016, Patrice Talon devient président de la République et à travers ce projet de musée international de la mémoire et de l’esclavage, donc le MIME (Musée International de la Mémoire et de l’Esclavage) qui doit prendre place à Ouidah, Il y a cette volonté de rouvrir le débat sur ce passé là. Donc ça passe par l’édification ou la réhabilitation d’un musée d’histoire et de la mémoire à Ouidah. Et puis ça passe aussi par le positionnement plus général du pays dans des politiques mémorielles internationales. Il faut savoir que le Bénin, il n’est pas le seul pays africain, ouest africain, à faire face à son histoire esclavagiste. Son voisin, quasi voisin, le Ghana par exemple, est également très investi sur ces questions, le Nigeria aussi. Donc on fait face à des pays qui réinvestissent cette histoire là.

P.H : La population participe ? Est-ce bien vu au sein de la population ?

R.G : Je ne sais pas si c’est bien ou mal vu, mais ce qu’il faut savoir, c’est que l’histoire de l’esclavage et les mémoires, elles n’ont pas disparu. Elles passent par d’autres voies de remémoration, notamment la culture vaudou qui est un canal de remémoration ou un canal d’évocation de l’histoire assez puissant. Et de toutes les manières, les structures sociales, elles, sont encore très identifiées et très liées à l’histoire de la traite négrière. On sait qui était plutôt marchand d’esclaves, qui a eu un rôle intermédiaire, qui est plutôt descendant de ce qu’on appelle parfois les esclaves de cases, puisqu’on parle beaucoup de traite esclavagiste mais il faut savoir qu’il y avait aussi une forme d’esclavage local ou en tout cas de domesticité. Ça aussi a été aujourd’hui mis en débat pour savoir si c’est plutôt de l’ordre de la de la servilité ou de l’heure de l’esclavage. Mais donc au Bénin, on est face à des populations qui n’ont pas oublié cette mémoire là ou qui sont confrontées encore au quotidien avec les projets du gouvernement y sont accueillis par les populations plutôt comme une opportunité économique, de tourisme mémoriel.

P.H : Je voudrais en venir à la demande du gouvernement béninois à l’égard du gouvernement français, qui avait demandé la restitution de centaines d’œuvres béninoises conservées dans nos musées. Cette demande a été partiellement honorée en 2021, avec 26 œuvres du trésor royal d’Abomey qui avait été ramenée en France à la fin du 19ᵉ. Est ce qu’on peut dire que la reconnaissance du passé colonial et de la traite des esclaves par la France, je le rappelle, qui a colonisé le Bénin, le Dahomey, est suffisante ?

R.G : Alors effectivement, il y a un lien entre la restitution des objets qui ont été spoliés pendant la période coloniale et aujourd’hui la capacité de la France à évoquer cette mémoire, même si la question de la restitution permet ce débat dans la société française. Mais elle permet que de dévoiler un petit peu le sommet de l’iceberg. Toutes les questions liées aux rapts, aux structures, à l’économie, elles sont plutôt cachées derrière ce débat lié à la restitution des œuvres d’art. Et du côté du Bénin, c’est pareil. On parle beaucoup de restitution. Mais finalement les mémoires de la colonisation, d’une part, il faut observer qu’elles sont dissociées de celles de la traite négrière et d’autre part, il faut quand même admettre que pour le moment, elles sont peu véhiculées ou peu publicisées. En fait, autant on parle de la restitution des objets, autant on parle peu de la période coloniale, il me semble, au Bénin comme en France.

P.H : En France, il y a eu tout de même la reconnaissance du passé colonial et esclavagiste. Il y a eu un certain nombre de manifestations, de déclarations d’un président de la République. Vous pensez que ce n’est pas assez ? 

R.G : Justement, je trouve qu’il y a une logique de dissociation de ces deux passés qui sont pourtant intrinsèquement liés. Il y a effectivement, notamment depuis l’arrivée d’une fondation pour la mémoire de l’esclavage en France en 2017, tout un travail de fond sur l’histoire esclavagiste de la France. Mais il me semble qu’il n’y a pas son pendant pour l’histoire coloniale. C’est encore pour moi des récits qui sont encore tabou, qui sont peu évoqués. C’est une mémoire qui est encore très fragile.

 

Pour aller plus loin sur le Bénin : 

Situé en Afrique de l’Ouest, ce territoire de plus de 112 000 km² s’étend de la savane boisée à la région montagneuse de l’Atakora. Le Bénin, pays voisin du Togo, du Nigeria, du Niger et du Burkina Faso accueille 13 millions d’habitants.  Etat laïc depuis 1990, il a une population composée d’environ 48% de chrétiens, 28% de musulmans et 12% de pratiquants du vaudou. La population est jeune, 42% de la population ayant moins de 14 ans. Le nombre d’enfants par femme est proche de 5. 20 % et la population vit avec moins de deux dollars par jour. L’économie du Bénin repose principalement sur l’agriculture, notamment la culture du coton et des fruits à coque, la Chine étant devenue un partenaire à l’influence grandissante

Le royaume de Dahomey et l’esclavagisme :

L’actuel Bénin, autrefois Dahomey, était à l’origine occupé par plusieurs royaumes, qui, dès le XVIIe siècle, avaient développé un commerce local basé sur la traite des esclaves. Le territoire a été l’un des hauts lieux africains du trafic esclavagiste transatlantique,  en particulier entre le 18ème et le 19ème siècle.  Plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants sont partis d’Ouidah dans cette traite négrière. 

Port de Ouidah

L’économie de traite a permis l’installation de comptoirs commerciaux le long de la côte du golfe du Bénin, également connue sous le nom de « Côte des esclaves », qui représentait un attrait pour les pays colonisateurs. Les bateaux négriers provenaient à 47% du Portugal et du Brésil portugais, 25% de Grande-Bretagne, 11% de France, ainsi que d’Espagne et d’Amérique espagnole, des Pays-Bas, des colonies d’Amérique du Nord, du Danemark et des États baltes à hauteur de 15%.

Le bénin : Une démocratie post coloniale, fragile :

En 1894 le Dahomey est colonisé par la France, il obtiendra son indépendance 64 ans plus tard, en 1958. S’ensuit une forte instabilité politique, surnommé “enfant malade” de l’Afrique, le Dahomey connaît une douzaine de coups d’Etat et tout autant de présidents.  Le 30 novembre 1975, sous le régime marxiste-léniniste du commandant Mathieu Kérékou, le pays change de nom et devient officiellement la république populaire du Bénin. Ce nouveau nom fait référence au Royaume du Bénin ayant jadis existé sur le territoire de l’actuel Nigéria. 14 ans plus tard, en 1989, à la suite de graves difficultés économiques et sociales, le pays abandonne l’idéologie marxiste et entame une nouvelle transition démocratique. Aujourd’hui, avec le président Patrice Talon élu en 2016, le Bénin, jusqu’alors réputé pour l’exemplarité de son processus démocratique, s’éloigne selon la Cour africaine des droits de l’homme de l’État de droit. Notamment lors des dernières élections entre 2019 et 2021 où les oppositions étaient absentes des listes.

Merci d’avoir suivi “des pays en débat”, une émission produite par France Fraternités pour Beur FM, en collaboration avec Zohra et Jessica Ducret. Diffusion samedi 29 avril 2023 à 8h20, rediffusion le dimanche à la même heure. La fréquence francilienne de Beur FM est 106.7.  Si vous souhaitez écouter l’émission depuis une autre région française, vous trouverez toutes les fréquences en suivant ce lien.