Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. Aujourd’hui : La Libye.
Jalel Harchoui est un politologue spécialiste de la Libye. Il est notre invité de ce sixième épisode pour évoquer les conditions catastrophiques des migrants sur le territoire libyen, terre de transition avant de rejoindre l’Europe.
Entretien
Chacun connaît depuis plus de dix ans le chaos qui règne en Libye. Comment expliquer qu’elle reste une destination privilégiée pour les migrants ?
Ce n’est pas tellement une destination. C’est d’abord perçu comme un lieu de passage vers l’Europe. Après, il est vrai que quand on regarde le point d’origine de ces migrants, la plupart du temps subsahariens, certains des endroits où ils partent constituent des théâtres plus dangereux encore que la Libye. Je pense par exemple à la province du Tigré, en Éthiopie. C’est la guerre d’Ukraine qui domine les médias et pas la guerre éthiopienne. Il y a aussi l’Érythrée, il y a le Soudan, le Niger, etc. Donc ce sont des gens qui sont la plupart du temps conscients des risques très aigus sur leur santé physique. Mais disons qu’il y a quand même un élan de faire le rêve. Le rêve étant de traverser la Méditerranée et de parvenir à l’intérieur de l’Union européenne.
Vous voulez dire en plus qu’il n’y a pas d’autre route possible pour l’Europe ?
Il y a d’autres routes, il y a des gens qui passent par le Maroc ou par la Tunisie par exemple. Mais disons que quand on regarde la densité démographique de la Libye qui est très basse, c’est simplement 6,7 millions de citoyens libyens. Un territoire grand comme trois fois la France, un désordre politique et l’absence d’Etat unitaire, il faut dire que c’est un terrain assez privilégié à de telles conditions. Mais disons quand même que la crise migratoire est moins grave aujourd’hui du point de vue européen qu’elle ne l’était avant l’été 2017. On parlait de 15 000 arrivées irrégulières en Sicile. Aujourd’hui, c’est de l’ordre de 3000.
Les conditions de vie des migrants sont dénoncées, documentées par de nombreuses organisations, de nombreux témoignages depuis 2016. Et pourtant, on a l’impression que ça continue aujourd’hui dans la plus grande impunité.
L’impunité des acteurs libyens et l’impunité des acteurs étrangers qui se spécialisent justement dans cet « gestion des flux migratoires ». En Libye, il y a beaucoup de Soudanais, des Nigérians, des Érythréens. L’impunité, effectivement, est une des grandes caractéristiques des décisionnaires qui sont en train de sévir. Actuellement en Libye, la population libyenne subit. Les migrants, évidemment, sont les principales victimes. Quand on est à la tête d’un groupe armé ou quand on fait partie de certains réseaux criminels il y a un phénomène d’impunité.
Pensez-vous que l’Union Européenne porte une forme de responsabilité dans cette affaire ?
Il y a un modus operandi qui a prit racine depuis cinq ans. L’Union Européenne ne l’a pas façonné mais y a participé, par exemple le fait que les garde-côtes libyens travaillent en tant qu’intercepteurs. Ils ramènent des migrants dans des conditions souvent outrancières, qui se retrouvent à être extrêmement mal traités dans des centres de détention. Parfois ces centres sont officiels, parfois pas. Les migrants sont exposés à des exactions systématiques, qui n’engendrent pas plus de 3000 entrées en Union Européenne par mois. C’est beaucoup moins qu’il y a cinq ans.
Pour aller plus loin
Entre Méditerranée et Sahara, la Libye s’étend sur une surface qui fait trois fois la France. Partie
intégrante du Maghreb, elle est voisine de la Tunisie et de l’Algérie à l’Ouest, mais côtoie aussi l’Egypte, le Soudan, le Tchad et le Niger. Géographiquement, elle hérite d’un territoire encerclé de pays en conflits. Le terrorisme, notamment, est très présent au Niger et au Tchad.
Les trois grandes régions qui la composent sont occupées par trois principales ethnies. Les Tébous, au sud; les Touareg à l’Ouest, dans la région du Fezzan et les Berbères qui occupent tout le nord. La cohabitation de ces trois grands groupes ethniques en Libye encourage la construction d’un État hybride, entre institutionnalisation du pouvoir et culture tribale.
Dans l’histoire de la Libye, il y a eu deux grands noms. Le roi Idris, d’abord. Après l’occupation de l’Empire romain, des grandes dynasties arabes, de l’Empire ottoman et de royaume d’Italie, c’est l’ONU, en 1953, qui tranche : la Libye est libérée. A l’époque, la population marocaine est une des plus pauvres d’ Mais ce statut change au tournant des années cinquante. C’est la découverte du pétrole dans les sous-sols du territoire qui sauve le pays. La Libye s’enrichit, se reconstruit, s’installe comme véritable puissance pétrolière à l’échelle internationale.
Et c’est Muammar Kadhafi, le second grand nom de l’histoire libyenne, qui organise cette nouvelle richesse. Il arrive au pouvoir par un coup d’Etat, en 1969. Après s’être proclamé “guide de la révolution”, il fait de la Libye une “Jamihiriya”, un système politique qui se veut démocratique. En réalité, il balance entre idéologie socialiste et oppression des masses populaires ; entre rehaussement du niveau de vie et autoritarisme politique.
En 2011, l’assassinat de Kadhafi à l’octobre plonge le pays dans une guerre civile, sur base de conflit ethnique. Depuis 2015, l’Etat islamique gagne du terrain. Le général Haftar représente la région Tripolitaine à l’Est et Fayez al Saraj la Cyrénaïque à l’Ouest.
Un pays déchiré, qui reste pourtant un carrefour des migrations. Des milliers de migrants prennent la mer depuis les ports libyens. Ils y trouvent parfois la mort, au large des côtes, ou bien se font rattraper par les autorités. On parle de réfugiés venus d’Erythrée, d’Ethiopie, de Somalie. Ils fuient leur pays et parviennent jusqu’en Libye, où ils sont laissés à des conditions de vie inhumaines. Maltraitance, enlèvements, ventes d’humains sont monnaie courante pour ses individus en exil.
Diffusion samedi 26 novembre à 8h20, rediffusion le dimanche à la même heure. La fréquence francilienne de Beur FM est 106.7. Si vous souhaitez écouter l’émission depuis une autre région française, vous trouverez toutes les fréquences en suivant ce lien. Prochain pays en débat le 03/12/2022.