Dans une note que « Le Monde » a pu consulter, la sous-direction antiterroriste souligne l’influence croissante de « l’ultradroite » sur certains sites comme YouTube, vecteur privilégié pour tenter de recruter des sympathisants.
article par Franck Johannès et Simon Piel pubié sur le site lemonde.fr, le 25 05 2021
L’ultradroite – « l’extrême droite violente » pour les policiers – a massivement investi Internet et l’ensemble des plates-formes numériques, relève une note du 18 mai de la sous-direction antiterroriste (SDAT), que Le Monde a pu consulter. Ces groupuscules, souvent rivaux et composés d’à peine une dizaine de personnes, forment une nébuleuse difficile à identifier, qui « utilise Internet dans une logique de contre-hégémonie culturelle », notamment par l’intermédiaire de YouTube ou des jeux vidéo, pour recruter des sympathisants.
Leur nombre reste à peu près stable : les services de renseignement estimaient en 2004 que l’ultradroite comptait entre 2 500 et 3 500 personnes, des skinheads, identitaires, aux néonazis et aux hooligans. Le Service central du renseignement territorial (SCRT) évaluait en 2020 leur noyau à 1 000 personnes, et 2 000 sympathisants – dix fois moins qu’en Allemagne. Mais ces groupes « ont adopté une nouvelle stratégie organisationnelle en contournant leur dissolution par la constitution de réseaux locaux », indique la SDAT, particulièrement sur Internet.
Financement « low cost »
Ainsi, la plate-forme Pharos, qui vise à repérer les comportements illicites en ligne, a ouvert, en décembre 2018, une procédure contre le créateur d’une cagnotte Leetchi qui visait à financer un tueur à gages pour éliminer Emmanuel Macron. Ces groupuscules, à l’heure actuelle, « ne semblent pas faire appel à des montages financiers, ni à l’utilisation de cryptomonnaies », relève la note, mais une affaire de la SDAT en 2017 pour association de malfaiteurs terroriste « laissait entrevoir que la tête de réseau souhaitait acquérir des bitcoins pour financer sa structure ». Pour l’heure, les policiers estiment que le financement de ces groupes peut être qualifié de « low cost », mais « de nouveaux leviers pourraient leur permettre des actions de plus grande envergure ».
L’influence de l’ultradroite se fait, en revanche, réellement sentir « sur une galaxie de sites, de blogs, de groupes actifs sur des forums, de comptes ou de chaînes alimentés sur les différents réseaux sociaux ». Les policiers considèrent que ces groupuscules « utilisent de façon extrêmement agile l’ensemble de ces nouveaux territoires » pour y diffuser leurs idées et recruter. Certains « constituent des sites incontournables de la nébuleuse d’ultradroite », comme Egalité et réconciliation d’Alain Soral, Fdesouche (Français de souche), fondé en 2005 par Pierre Sautarel, ou VKontakte, un réseau social russe.
C’est cependant YouTube qui reste le vecteur privilégié de diffusion de la propagande d’ultradroite : des vidéos faciles d’accès permettent de séduire de nouveaux publics, notamment les jeunes. La SDAT observe que le réseau est l’un des moyens efficaces de recruter des partisans, en les attirant avec des contenus modérés, puis en les dirigeant vers des vidéos plus radicales : « YouTube joue ainsi un rôle majeur en termes de radicalisation », notent les policiers.
Des activistes pas faciles à identifier
L’autre pôle de recrutement passe par les jeux vidéo. Le site Jeuxvideo.com « est notamment réputé pour son forum », investi par l’ultradroite au début des années 2010. La SDAT cite le cas d’un jeune approché au cours d’une partie du jeu Fortnite. Il est testé avec des propos racistes ou antisémites ; s’il semble intéressé, il est invité à rejoindre un espace sur Discord, un réseau très populaire de discussion entre les joueurs.
Les policiers l’ont constaté en 2017 en région parisienne, lorsqu’un militant de l’ultradroite, déjà condamné en 2014 et 2016 pour « apologie du terrorisme » et « menaces de destruction par incendie de permanences électorales », cherchait à se procurer une arme par le biais de conversations privées sur le forum de Jeuxvideo.com. Plus classiquement, l’ultradroite « s’intéresse aussi à la micro-mécanique des armes à feu » et aux explosifs, grâce à des logiciels spécialisés ou à un livret anglais bien connu, qui recense les méthodes de confection d’engins explosifs artisanaux.
Nicolas Lebourg, membre du comité de pilotage du programme Violences et radicalités militantes en France (Vioramil) et spécialiste de l’extrême droite, a une position plus nuancée sur l’influence d’Internet, et constate que le passage à l’acte se produit, en réalité, souvent par des rencontres physiques. « Il y a un risque de survalorisation du Web, même s’il est important, c’est un super organe de propagande, indique l’historien. Les vidéos sont importantes pour la jeune génération, elles les conduisent vers des idées radicales, mais pas nécessairement jusqu’à une radicalisation violente. »
Les activistes de l’ultradroite ne sont pas toujours faciles à identifier, indique la SDAT, ils n’ont souvent pas de liens avec la délinquance ou la criminalité traditionnelle, et « l’absence de suivi des infractions en fonction des motivations idéologiques de leurs auteurs ne permet pas de produire des statistiques ou d’avoir une vision globale des faits » de l’ultradroite, regrette la SDAT. Une série de décrets du 4 décembre 2020 autorise cependant les services de renseignement de la police et de la gendarmerie à recueillir « les opinions politiques, les convictions philosophiques et religieuses ainsi que l’appartenance syndicale » – le Conseil d’Etat l’a autorisé en janvier.
Attirance pour l’Ukraine
L’antiterrorisme a cependant pu identifier, en 2017, un groupuscule clandestin, Organisation d’armées sociales – OAS, en mémoire des activistes de l’Algérie française –, composé d’une tête de réseau et de deux sections : l’une de renseignement, chargée d’identifier des islamistes afin de les dénoncer ou d’engager des représailles, et une seconde, chargée du financement et de la logistique. Ont également été démantelés le groupe Action des forces opérationnelles (AFO) ou les Barjols. Un rapport du Sénat sur la menace terroriste indiquait qu’au 1er février 2018, sur les 611 personnes détenues pour terrorisme, 505 appartenaient aux réseaux djihadistes et 28 à l’extrême droite activiste.
L’ultradroite vise principalement les musulmans, les juifs, les immigrés, les représentants de l’Etat et les réseaux d’influence, comme les loges maçonniques – six activistes ont encore été interpellés, le 4 mai, dans le Doubs et le Bas-Rhin, pour avoir projeté un attentat visant une loge, voire contre l’ancien grand maître du Grand Orient de France. « On recrute des chasseurs d’Arabes », proclamait le groupe OAS. « “Rebeux”, blacks, racailles, migrants, dealers, djihadistes. Toi aussi tu rêves de tous les tuer. Nous en avons fait le vœu. Rejoins-nous. »
La SDAT se propose ainsi d’investir davantage « le cyberespace, qui représente pour ces groupuscules, tout comme pour les organisations terroristes, un univers faiblement régulé qui amplifie les interactions sociales, y compris à l’international, et garantit l’anonymat de ses utilisateurs avertis ». Le service s’inquiète aussi de l’attirance, depuis 2014 et le conflit dans le Donbass, pour l’Ukraine, « devenue un lieu de combat pour les militants d’ultradroite », dans un pays vécu à l’extrême droite comme « une terre d’origine, un pays sans immigration ». Des activistes français pourraient bientôt rejoindre en plus grand nombre « le régiment d’Azov, une unité paramilitaire néonazie supplétive de l’armée ukrainienne, pour se former avant de revenir en France et passer à l’action », préviennent les enquêteurs.
Lire aussi notre enquête de 2017 : La Hongrie, repaire de l’extrême droite mondiale