Hommage :Youssef Chahine, le raconteur de vérités…

On le surnommait « al-Ustaz » (le professeur) dans tout le Moyen-Orient. Youssef Chahine, décédé en 2008, metteur en scène exalté, ne fait pas partie de ceux que l’on oublie. À l’heure où la scène cinématographique égyptienne semble de plus en plus cadenassée, on se tourne vers son œuvre avec une certaine nostalgie. À l’occasion des dix ans de sa mort, deux métropoles lui rendent hommage par le biais de différents évènements. Le premier, au Caire, a pris la forme d’une rétrospective de dix films du cinéaste et s’est déroulé en novembre 2018 au sein du cinéma Karim rénové pour l’occasion. Le second a lieu à la Cinémathèque française de Paris où une exposition élaborée à partir des archives du cinéaste ainsi qu’une rétrospective lui sont consacrées.

L’exposition est élaborée à partir du riche patrimoine en collection à la Cinémathèque française, dont les premiers versements avaient été initiés par le cinéaste lui-même auprès du fondateur de l’institution, Henri Langlois, et ont été poursuivis par la famille de Youssef Chahine jusqu’à très récemment. C’est une promenade au cœur des mondes de Chahine, évoquant ses inspirations, ses passions, ses coups de cœur, ses coups de gueule.

 

                                                                             Œuvre décomplexée

Il a toute sa vie tenté tant bien que mal de naviguer entre Orient et Occident sur une mer souvent houleuse. Fervent défenseur de la pensée libre, il ne s’est jamais laissé impressionner par la censure qui, tout au long de sa carrière, a projeté son ombre sur lui. Mêlant tous les genres cinématographiques possibles, de la fresque historique à la comédie musicale, en passant par le mélodrame, le réalisateur a signé une œuvre ambitieuse et décomplexée.

Son adolescence dorée dans une Alexandrie cosmopolite est accompagnée par la mélodie de grandes comédies musicales : l’une de ses plus grandes influences restera jusqu’à sa mort Fred Astaire. Sa scolarité se déroule au Victoria College d’Alexandrie et se poursuit à la Pasadena Playhouse, la prestigieuse école de cinéma en Californie où il y apprend les bases de la mise en scène. Lorsqu’il revient en Égypte, il y entame sa carrière en réalisant son premier film, Papa Amine, en 1950, alors qu’il n’a que 24 ans. Le premier rôle est tenu par Faten Hamama, actrice déjà célèbre, qu’il fera rencontrer plus tard dans Ciel d’enfer, en 1954, avec un jeune premier : un certain Omar Sharif. Ce film marquera le début de son engagement politique, mais sonnera surtout la naissance d’un couple oriental de légende. En 1958, le réalisateur poursuit sur cette voie politique et réalise Gare centrale. Dans ce film, qui signe sa consécration internationale, il attire l’attention sur la misère des petites gens à travers le personnage de Kennaoui, mendiant infirme, prisonnier de son désir pour Hanouna, une belle marchande ambulante.

Une relation ambiguë naît entre l’artiste et le président Gamal Abdel Nasser pour lequel Chahine réalise Saladin en 1963, un péplum historique à la sauce hollywoodienne de l’époque. Cependant, lucide, il est le premier à dénoncer les failles du régime aux allures de plus en plus autoritaires. Il quitte alors l’Égypte pour deux années d’exil au Liban et en profite pour tourner une comédie musicale avec Feyrouz : Le vendeur de bagues, en 1965. Revenu en Égypte, il se lance dans une coproduction égypto-soviétique Un jour le Nil en 1968, dans laquelle il alerte sur la situation des Nubiens dont les habitations se sont vu submergées par la construction du barrage d’Assouan. Lors de la défaite de la Guerre des Six-Jours, il est le premier à tenir le gouvernement de l’époque en partie responsable de l’échec dans Le Moineau en 1972.

Raconter des vérités

Le jour où il subit une grave opération à cœur ouvert en 1977, sa carrière prend un tournant différent. L’artiste, ayant frôlé la mort, prend conscience qu’il est temps pour lui de « raconter des vérités » et que, pour cela, il doit piocher dans ce qu’il a vécu personnellement. Sa ville natale d’Alexandrie, son métier, sa relation avec ses acteurs, ses succès et meurtrissures deviennent une véritable source d’inspiration. Plusieurs films, comme Alexandrie, pourquoi ? , Alexandrie encore et toujours, La Mémoire ou encore Alexandrie-New York, naîtront de cette envie d’exploiter son expérience personnelle pour expliquer certaines choses. Sans oublier, en 1986, la comédie dramatique Le Sixième Jour, avec une Dalida transfigurée et méconnaissable.

En parallèle, sa vie personnelle se voit affectée lorsque son acteur fétiche Mohsen Mohieddine sombre dans l’intégrisme religieux : c’est de cet événement que germera l’idée du Destin, qui sortira en 1997 et pour lequel il sera récompensé du prix du cinquantième anniversaire du Festival de Cannes. S’appuyant sur la figure du philosophe andalou Averroès, il y dénonce l’embrigadement subi par les jeunes, sujet plus que jamais d’actualité aujourd’hui. Artiste visionnaire, son dernier film Le Chaos, sorti en 2008, décrit la situation désastreuse d’un gouvernement égyptien corrompu et d’un pays à feu à sang, quelques années avant les évènements de la place Tahrir.

*Exposition à la galerie des Donateurs et Rétrospective Youssef Chahine à la Cinémathèque française, jusqu’au 28 juillet 2019