Dans le monde anglo-saxon, on appelle ça le « trigger warning » : par le biais d’une étiquette ou d’un avant-propos, on alerte les lecteurs du caractère potentiellement offensant d’un livre… généralement ancien. A la bibliothèque de l’université de Cambridge, le fabuleux « To Kill a Mockingbird » (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur) de la romancière Harper Lee fait désormais partie de la liste des livres sulfureux.
article par Emmanuel Tellier publié sur le site marianne.fr, le 27 10 2021
C’est une façade de briques rouge dans le plus pur style gothic revival, un bâtiment comme la ville de Cambridge en compte des centaines. Sur les pelouses d’un vert parfait qui lui font face, un petit air d’éternité flotte dans l’atmosphère : depuis les élégantes toitures de la Homerton College Library, deux siècles et demi d’amour du livre nous contemplent. Deux cent cinquante années de préservation, d’éducation et de partage du bien commun.
Et patatras, voici qu’en quelques semaines d’agitation inquiète, cette belle maison du savoir s’est soudain transformée… en maison des étiquettes ! La faute à cette peur de heurter qui semble se propager à toute allure aux États-Unis et au Canada, mais aussi au Royaume-Uni. « Nos rayonnages regorgent d’ouvrages potentiellement choquants, à ne surtout pas mettre entre toutes les mains, et en tout cas pas avant de sérieuses mises en garde ! » Tel est, en caricaturant à peine, la position d’un nombre grandissant de responsables de bibliothèques outre-manche. Dans leurs bureaux sans lumières, les visages des administratifs sont crispés : et si on nous accusait de ne pas en faire assez ? Et si on nous accusait… de complaisance ?
La petite maison dans la prairie dans le viseur
Alors la machine à étiqueter tourne à plein régime. Propos qui pourraient être lus comme racistes ! Vite, une étiquette à l’attention du jeune public. Propos qui pourraient être lus comme faisant l’apologie du colonialisme. Vite, une mise en garde ! La panique semble si grande que la presse britannique, notamment le quotidien The Express, a décidé de publier (mais sans vraiment sembler s’en émouvoir…) la liste des ouvrages à haut potentiel offensant : y figure en bonne place le génial To Kill a Mockingbird de la romancière américaine Harper Lee (en français, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur), dont le propos littéraire et engagé était précisément de dénoncer le racisme endémique et les brutales injustices sociales dans l’Amérique des années 1930. Un récit devenu trop cru pour les chastes yeux de nos enfants, alors même que des générations de lectrices et de lecteurs en ont fait l’un de leurs livres de chevet depuis sa parution en 1960 ? Désormais, les lecteurs empruntant le roman à la Homerton College Library se verront remettre un document de mise en garde : attention, cette lecture pourrait vous heurter.
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Tout aussi « problématiques », si l’on en croit ces censeurs un peu mous que sont les poseurs d’étiquettes : les ouvrages insipides de l’Américaine Laura Ingalls Wilder, maman très old-school de la série des Petite maison dans la prairie, fades romans juvéniles coupables de ne pas (ou pas assez) avoir dit le génocide des natifs américains. Le Dr Theodor Seuss Giesel – oui oui, l’auteur de The Cat in the hat – est quant à lui accusé d’avoir, dans plusieurs albums, entretenu des clichés racistes. Et tant pis si ses livres ont été publiés dans les années 1950 : c’est avec des lunettes de 2021 qu’il faut les lire… et les dénoncer. Ces derniers mois, les écrivains Enid Blyton, JM Barrie (l’auteur de Peter Pan, disparu en 1937 !) et Roald Dahl ont aussi été assignés au camp du mal, en raison d’écrits qui ont effectivement très mal vieilli – mais leurs auteurs ont encore plus mal vieilli : ils sont morts…
Des coûts considérables pour la bibliothèque de l’université de Cambridge
Au total, ce sont près de 10 000 ouvrages que les personnels de la bibliothèque seraient en train de « scanner » nerveusement. Dépassés par la frénésie de lecture des enfants, les enseignants, les parents, les grands-parents, ne seraient donc plus capables de leur expliquer que ce qui fut écrit voici un demi-siècle, dans un tout autre contexte, n’a pas forcément valeur d’offense en 2021 ?
Ce travail de relecture génère en tout cas des coûts considérables : il a fallu embaucher, à la hâte, des lectrices et lecteurs aux lunettes « woke » bien chaussées. À charge pour eux d’alerter, d’étiqueter, de trier le bon grain de l’ivraie. Qui va payer ? La réponse figure dans l’article de The Express, et c’en est finalement l’élément le plus stupéfiant. On y apprend qu’une bourse de près de 96 000 euros (80 633 livres sterling) a été allouée à la bibliothèque, et que cette enveloppe spéciale émane directement du UK Arts and Humanities Research Council, c’est-à-dire une très officielle structure d’état, financée par l’argent public et les impôts… Une certaine idée de la culture officielle ?