Tribune collective: La « cancel culture » a assez duré

Revendiquer de défendre les droits bafoués d’une partie de la population, revendiquer de défendre des victimes, ne rend absolument pas acceptable de piétiner la liberté d’expression, la liberté d’opinion, la liberté de réunion, la liberté de conscience, ou encore la liberté d’association. Une cause juste ne doit pas être défendue par des moyens injustes. La « cancel culture » a assez duré

 tribune publiée sur le site marianne.fr le 24 08 2020

Nous qui signons ce texte, avons en commun d’être de gauche, d’être intransigeants sur la défense des droits humains, et d’être frontalement opposés au communautarisme sous toutes ses formes. Nous sommes par ailleurs en désaccord les uns avec les autres sur mille sujets. Nous sommes cependant heureux et fiers de vivre dans un pays où, contrairement aux États-Unis, le débat d’idées reste fondé sur l’échange d’arguments, et non pas sur des tirs croisés d’appels à « effacer » (to cancel) celui qui exprime une opinion différente.

C’est pourquoi, voyant poindre à cet égard les signes d’une « américanisation » délétère de la France, nous affirmons avec calme et fermeté que Une cause juste ne doit pas être défendue par des moyens injustes.  

La cancel culture consiste à essayer de détruire l’existence d’une personnalité dans le débat d’idées, dans la vie professionnelle, dans la vie sociale, et le cas échéant dans la vie académique ou artistique, au motif que ce qu’elle a dit ou fait est offensant du point de vue des « cancellistes ». Cela s’étend aussi aux idées et aux objets. Telle présentation des faits, par exemple dans un manuel d’histoire, décrétée offensante, c’est-à-dire mise à l’index, ne doit pas être débattue : elle doit être effacée. L’existence de telle statue, de telle plaque de rue, décrétée offensante, ne doit pas être débattue : elles doivent être déboulonnées. De fait, les cancellistes ne débattent pas : ils excommunient.

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La méthode privilégiée des cancellistes est le cyberharcèlement, généralement à l’appel de quelques chefs de file, dont la contribution au débat d’idées se résume essentiellement à désigner des cibles à la vindicte. Version moderne de la pratique médiévale de la mise au pilori, le feu roulant peut conduire la cible à se retirer de la vie publique. Ce feu roulant réussit souvent à pousser les personnes qui la soutiendraient, non pas sur le fond mais par exemple au nom de la liberté d’opinion, à se taire par peur de subir ce cyberharcèlement elles aussi. Toujours sans argumenter, ce feu roulant peut exiger et obtenir que l’offensant déclare publiquement se repentir, ce qui est une version contemporaine des cérémonies publiques religieuses d’expiation.

Les effets pervers de la « cancel culture »
Si vous avez eu des relations professionnelles ou amicales avec un offensant, cela peut suffire à ce que vous soyez excommunié vous aussi. Si vous avez soutenu un offensant non pas sur le fond, mais au nom d’un principe comme la liberté d’expression, cela peut être assimilé à un soutien sur le fond et vous valoir l’excommunication. Si vous avez déclaré être d’accord avec un offensant sur tel ou tel sujet, cela peut être assimilé à un soutien global à son parcours et ses idées, et donc vous valoir l’excommunication. Si vous vous opposez à la cancel culture en tant que telle, cela peut être assimilé à un refus d’écouter la souffrance des victimes dont les cancellistes sont les défenseurs autoproclamés, et donc vous valoir l’excommunication.

Dans la vie professionnelle (notamment au sein de plusieurs grands médias et universités), les cancellistes pratiquent à la fois le sectarisme lors des réunions de travail, la « pression des pairs » pour isoler tel collègue qui s’oppose à la cancel culture, la transformation de certains départements de la structure en enclaves sectaires, et la menace latente de conflit ouvert si jamais la hiérarchie s’avise de ne pas leur donner complète satisfaction. Ils pratiquent également la mise à l’index des intellectuels, des artistes, des enseignants, dont l’expression n’est pas conforme à leurs dogmes. Les organisateurs de débats et de conférences, auxquels telle cible est censée participer, subissent du cyberharcèlement, sur les réseaux sociaux et par mass-mailing, pour les annuler ; s’ils ne cèdent pas, cela peut aller jusqu’à l’intervention physique de saboteurs, le jour venu, pour empêcher la tenue de l’événement parce qu’il est offensant.

La cancel culture n’a pas sa place au pays des Lumières et de la Déclaration des droits

Des droits humains ne peuvent pas être défendus en détruisant d’autres droits humains. Et s’il est incontestable que la promesse républicaine de liberté, d’égalité et de fraternité est encore très loin d’être accomplie pour toute la population, cela ne justifie pas de chercher à remplacer le républicanisme français par le communautarisme américain, dont le bilan est pire à tous points de vue. C’est par le débat d’idées ouvert, pluraliste, dans le respect mutuel des personnes, qu’une démocratie résout ses désaccords et ses contradictions internes. Le refus du débat contradictoire, le refus du droit d’un point de vue différent (même abject) à exister, sont d’essence dictatoriale. Vivre en démocratie, c’est n’« effacer » que ce que la société a interdit par la loi après avoir eu un débat ouvert pour ou contre cette interdiction. Vivre en démocratie, c’est à la fois accepter de pouvoir être offensé par une opinion, et avoir le droit indiscutable de répondre à l’offense dans un débat ouvert mutuellement respectueux des intervenants.

C’est pourquoi la cancel culture n’a pas sa place au pays des Lumières et de la Déclaration des droits. C’est pourquoi les cancellistes sont des imposteurs du combat pour l’égalité des droits. Et c’est pourquoi la cancel culture a assez duré.

Signataires :

Mehdi Thomas Allal, maître de conférences à Sciences Po et responsable du pôle « vivre ensemble » du think tank Le Jour d’Après (JDA)
Isabelle Alonso, militante féministe
Pauline Arrighi, essayiste
Renaud Beauchard, essayiste
Harold Bernat, philosophe
Marie-Jo Bonnet, historienne, écrivaine, féministe
Manuel Boucher, sociologue
Belinda Cannone, romancière et essayiste
David Cayla, économiste
Guillaume Champeau, juriste
Dany-Robert Dufour, philosophe
Fabrice Epelboin, entrepreneur et enseignant
Julie Go, militante lesbienne et féministe
Thomas Guénolé, politologue et essayiste
Nicolas Lebourg, historien spécialiste de l’extrême droite
Fanny Lederlin, essayiste et doctorante en philosophie
Marion Messina, écrivain
Elodie Mielczareck, sémiologue
Jean-Michel Ribes, dramaturge
Emmanuel Roux, philosophe et essayiste
Stéphanie Roza, chargée de recherches au CNRS (philosophie)
Ana-Luana Stoicea-Deram, militante féministe et formatrice en politiques sociales