Salman Al-Awdah, le prédicateur saoudien qui défend les libertés individuelles

Les deux bords de la ligne rouge de l’opposition

La tonalité de sa communication n’a pourtant pas toujours été aussi anodine. C’est la militarisation de la mainmise américaine sur le royaume saoudien, au lendemain de l’invasion du Koweit par l’Irak en août 1990, qui a marqué un tournant. Il rejoint alors puis guide les rangs de ceux qui, au sein du courant dit de la Sahwa (« réveil ») islamique, apparu dès les années 1970, prennent prétexte de la soumission de la monarchie à la puissance américaine pour en critiquer explicitement les pratiques, voire l’existence. En 1991 puis en 1992, Al Awdah co-signe successivement deux adresses au roi le critiquant en ce sens. Il devient l’un des membres influents du “Comité pour la défense des droits légitimes”, l’une des premières organisations d’opposition à défier ouvertement le souverain. En septembre 1994, avec des centaines d’autres “sahwistes”, dont les célèbres Safar al-Hawali et Nasir al-‘Umar, cela lui vaut d’être emprisonné pour cinq ans. Le cheikh Abdelaziz Bin Baz, auteur de la fatwa légalisant le recours aux militaires américains et porte-parole des volontés “islamiques” du trône, les somme de “se repentir”. En 1999, al-Awdah rentre en grâce, mais au contraire de son très célèbre rival Aïd al-Qarni, qui devient l’un des thuriféraires du régime (ce qui sans doute lui vaudra une tentative d’assassinat le 1er avril 2016 aux Philippines), il n’accorde au roi qu’un soutien manifestement contraint, dans la limite des pressions en tous genres qu’exerce sur ses opposants un régime pour qui prison rime très souvent avec torture. Il se range dans le camp de ceux qui, plus encore que sur le terrain de l’ouverture sociétale qui monopolise l’attention des partenaires occidentaux du trône, se mobilisent sur le terrain de la réforme politique. Les tenants de cette option vont progressivement se séparer en deux branches. Al-Awdah, avec une tonalité plus incitative que contestataire se dissocie de celle qui va irrésistiblement conduire Ben Laden (qui s’est appuyé sur al-Awdah dans l’une de ses controverses avec Bin Baz) vers la trajectoire que l’on sait. Mais les “printemps” de 2011 réveillent la tentation oppositionnelle. A défaut de réclamer un printemps saoudien, al-Awdah exprime explicitement son admiration et son soutien aux protestataires des pays voisins. La tension avec le trône n’est pas immédiate car, en Syrie puis au Yémen, les Saoud vont faire des soulèvements populaires une lecture sectaire, (sunnites vs chiites) qui les pousse, dès lors que les révolutionnaires sont sunnites, à prendre plus ou moins activement leur parti. En Syrie puis au Yémen (dès lors que la contre révolution de Saleh s’allie avec les Houthis), la diplomatie saoudienne se range activement dans le camp des révolutionnaires sunnites. Mais, lorsque, dans la continuité de cette logique sectaire, au Bahrein, elle soutient le trône… sunnite, Al Awdah, ne craint pas de prendre le parti de l’opposition chiite. Et en Egypte, en Tunisie et en Libye, où aucune lecture sectaire n’est de mise, il se démarque du légitimisme contre-révolutionnaire des princes saoudiens et de leurs alliés émiratis (1). En 2012, dans ce contexte tendu, alors qu’il est interdit de sortie du territoire, Al-Awdah, dans “Questions sur la révolution” – un ouvrage très vite retiré des stands de la Foire du livre de Riad, ose plaider la réhabilitation de l’option révolutionnaire, donnant ainsi une caution islamique à l’onde de choc protestataire qui traverse la région. Très spectaculairement, il y rompt avec la condamnation traditionnelle par les oulémas sunnites de l’idée révolutionnaire, désignée comme une dangereuse source d’instabilité (). Il n’hésite pas à dire qu’elle est “causée par la répression, l’oppression, la corruption, la pauvreté” (…) et qu’elle “ne survient que lorsque les réformes profondes ont échoué”. Prônant le dépassement du dualisme binaire entre l’interdit et le permis – la révolution et la soumission aveugle au prince –, il élabore une combinaison novatrice entre l’univers salafi de sa formation et l’héritage réformiste européen, citant notamment Tocqueville et la Magna Carta britannique. Il jalonne ainsi une troisième voie réformiste qui légitime la défense des droits individuels et de l’opposition politique, ainsi que la limitation constitutionnelle des pouvoirs du monarque. Il soutient alors une pétition “Pour un Etat du droit et des institutions” qui recueille près de 10 000 signatures. Dans le même temps, il explicite son souci du respect de la diversité des opinions – même à l’égard des supporters des régimes déposés – et la nécessité de faire preuve de progressivité dans toute réforme, y compris concernant l’application de la loi musulmane. S’il se montre discret lors du coup d’Etat d’Abdelfatah Sissi, il continue à côtoyer le Cheikh Qardhawi – le prédicateur vedette égyptien de la chaîne qatari al-Jazeera, listé comme “terroriste” par le royaume –, notamment dans le cadre du Conseil Européen pour la recherche et la Fatwa ainsi que dans le Conseil Mondial des Oulémas. Au sein de cette dernière institution, al-Awdah apparaît aujourd’hui comme le tout premier successeur possible du maître Qardhawi vieillissant. Dans l’atmosphère de la « croisade » hystérique de Riadh contre le Qatar, Al- Awdah, malgré de terribles pressions, a conservé pour l’heure un silence qui va peut-être lui coûter une nouvelle phase d’ostracisation. Mais lui rapporter assurément quelques centaines de milliers de followers de plus.