« Le suffrage universel dit à tous, et je ne connais pas de plus admirable formule de la paix publique : soyez tranquilles, vous êtes souverains » Est-ce cette phrase de Victor Hugo, en défense du suffrage universel, que nombre d’élus de la nation, à commencer par le Président de la République, avaient en tête lorsqu’ils ont autorisé et appuyé le déplacement de millions d’électeurs dans les bureaux de vote le 15 Mars dernier ?
Entre péril et désaffection, jamais scrutin souverain n’aura débouché sur une aussi grande terreur. La mort rodait. Et la seule manière de s’en protéger pour un temps fut d’imposer la distanciation sociale, la limitation de la liberté d’aller et venir à un périmètre réduit.
La gestion politique de l’épisode de pandémie et le confinement imposé laisseront à coup sûr une trace indélébile dans la mémoire des générations de l’après-guerre, qui ont perdu peu à peu le sens du destin collectif au profit d’un individualisme forcené. L’histoire peut donc être tragique. Le progrès braqué au coin de la rue. Il nous fallait apprendre à vivre à bonne distance de nos frères et sœurs en humanité. L’archipellisation, le morcellement de notre société, de cette nation souveraine multiple et divisée, le séparatisme, l’entre soi que l’on nous décrivait le plus souvent comme un concept lointain, prenaient forme sous nos yeux, dans la densité de la ville.
Souverain et peureux, souverain et fâché, souverain et distant, nous découvrions médusés notre dépendance volontaire.
Oui, nous avons une souveraineté médicamenteuse française et européenne très limitée : 40 % des médicaments finis commercialisés dans l’UE proviennent de pays tiers, nos stocks de médicaments vitaux sont en rupture, nos matériels de protection inexistants.
Oui les dirigeants de notre pays, jadis grenier de l’Europe, se prennent à douter de la capacité de nos stocks alimentaires, s’interrogent sur sa dépendance aux importations, mais surtout sur notre stratégie de sécurité sanitaire alimentaire.
Et enfin, cerise sur le gâteau, resurgit la nécessité de remettre en place un bouclier énergétique européen, de fiscaliser le carbone, de promouvoir les technologies décarbonées.
La réhabilitation d’une puissance publique nationale et/ou européenne, stratège selon les sujets, devient dès lors un impératif et la souveraineté un mantra partagé.
A n’en pas douter, populistes et nationalistes interprèteront cet épisode de pandémie et ce rappel à la souveraineté partagée à l’échelle d’un continent comme la nécessité d’un repli chez soi. Sachant que nombre d’inquiets préféreront toujours la sécurité à la liberté, c’est le moment de penser le monde, se disent-ils, à l’intérieur de ses frontières avec une demande de surveillance accrue, dissimulée sous le vocable de l’ordre et de la sécurité, à laquelle les nouvelles technologies peuvent permettre d’accéder sans difficulté. Le rêve de la nation ethnique est à portée de main.
Nous aurons à les combattre par une alliance des progressismes. Il y a de la place pour la construction d’un large compromis social et environnemental au bénéfice du plus grand nombre des citoyens de l’Union européenne en dépassant les clivages politiques habituels. Le bien commun l’impose.
La catastrophe actuelle, en ce qu’elle nous oblige à appuyer sur le bouton pause, challenge l’idée de progrès comme jamais depuis la dernière guerre mondiale, elle nous donne l’occasion de réviser nos gammes et si possible de dessiner un chemin pour les années à venir.
Le progressisme s’est trop souvent présenté en ce début de 21ème siècle comme un impératif catégorique en même temps qu’une soumission à la marche effrénée du monde, trahissant sa promesse initiale de démocratisation, d’émancipation et de partage.
Certains ardents défenseurs de la start up nation ont fait leur la liberté du renard dans le poulailler, ajoutant après tout que les victimes l’avaient bien cherché : jamais renard fainéant n’eut la gueule pleine de plumes.
Il leur importait peu au final que l’augmentation du savoir et du pouvoir des hommes sur la nature ne soit toujours pas synonyme d’amélioration universelle des conditions de vie de l’humanité, de partage harmonieux des fruits de la croissance, puisque la Science et la Technique sont en elles-mêmes promesses de bonheur, et que le progrès ne s’arrête pas.
En temps réel, l’Histoire nous rappelle qu’elle n’est pas toujours morale et le progrès linéaire.
Rien de tout cela pourtant ne disqualifie le progressisme : il n’est pas en lui-même abonné à une fuite éperdue si nous savons lui faire retrouver le sens des priorités : pour la construction d’une société de l’empathie et de la précaution.
A notre sens, et à l’aune des derniers événements, sept domaines doivent être privilégiés, organisés et protégés par un Etat stratège afin de redonner foi en l’avenir et en une civilisation qui fait de l’Homme l’horizon de chaque décision : – l’éducation, la santé, l’alimentation, l’énergie, l’industrie culturelle et sportive, la médiation sociale, l’ordre public.
Tout cela aura un coût. Il est celui d’une société du commun qui indique la priorité à faire, de notre planète et de nos villes, des espaces fraternels, émancipateurs. Victor Hugo avait raison, être souverain apaise. Mais il faut renouveler le souverain.
La méthode d’élaboration, de prise de décision, de compte rendu, d’évaluation et de contrôle citoyen sera celle de la démocratie active en rupture avec les pratiques délégataires habituelles.
Si l’avenir peine à se dessiner dans le brouillard actuel, nous voulons rester fermes sur nos valeurs : le progrès, amendé de ses erreurs passées, reste notre horizon politique.
Pierre Henry Président de France Fraternités et Thierry Keller, directeur dans un think tank de prospectives