Pour l’imam de Bordeaux, « un Vatican II s’impose pour bâtir un islam éclairé »

Tareq Oubrou, imam de Bordeaux, livre sa vision pour organiser l’islam de France. Il appelle à construire un dogme en phase avec son temps.
propos recueillis par Alan LE BLOA et publiés sur le site ouest-france.fr , le 6 02 2022

La deuxième religion de France est-elle compatible avec la civilisation occidentale ? C’est la question que pose Tareq Oubrou. Le grand imam, recteur de la mosquée de Bordeaux, a publié un ouvrage dans lequel il livre sa réflexion sur la place de l’islam dans la République laïque. « Ce débat, récurrent depuis le Moyen Âge, prend aujourd’hui de nouvelles formes au sein de la République laïque. Et il se manifeste parfois dans la violence et le terrorisme », explique-t-il alors que le Forum de l’islam de France a été lancé samedi 5 février à Paris, pour refonder le dialogue entre l’État et le culte musulman.

Q : Le Forum de l’islam de France a été lancé hier à Paris pour refonder le dialogue entre l’État et le culte musulman…

Tareq Oubrou : L’islam reste en majorité porté par une population qui n’est pas encore assimilée. Au lieu de favoriser la mixité sociale, la République a laissé les Turcs, les Marocains, les Algériens… se rassembler. L’État souhaite réorganiser le culte par le bas, dans les départements. J’ai proposé de l’articuler autour de trois piliers indépendants : une instance composée de gestionnaires et d’administrateurs des lieux de culte, un conseil national des imams constitué de ministres du culte et un organe dédié au financement du culte, des lieux et des ministres.

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En quoi consiste l’islam émancipé que vous appelez à construire ?

L’équivalent d’un Vatican II s’impose pour bâtir le dogme d’un islam contemporain et éclairé, en phase avec son temps. Ce travail incombe aux théologiens, imams et docteurs de la foi européens. Il y a un combat, un djihad intellectuel à mener. Une théologie d’altérité est indispensable pour accueillir l’autre. Faire d’une religion une identité fermée, c’est trahir la spiritualité qui fait son essence. L’islam comme toute religion digne de ce nom est fait pour relier, pas pour séparer.

Comment former les aumôniers et les imams ?

Des instituts de formation doivent être créés dans chaque région. Mais au préalable, il nous faut définir l’islam de France et réfléchir à des programmes pédagogiques spécifiques. Cette étape essentielle, nous l’avons manquée, même il y a des initiatives qui sont amorcées dans ce sens.

Selon de récentes enquêtes, 61 % des Français estiment que l’islam constitue une menace pour la République tandis que 65 % des lycéens musulmans placent l’islam au-dessus des lois…

De quel islam parle-t-on ? De quelle menace ? Comment voulez-vous qu’un Français lambda y réponde autrement qu’à travers la représentation qu’il s’en fait et de ce qu’il entend et voit dans les médias et chez certains musulmans. Et ces jeunes qu’on interroge, qu’est-ce qu’ils connaissent à la théologie ou à la charia pour répondre à la compatibilité ou pas de leur religion avec la République. Ces questions doivent être posées à des imams et à des théologiens et non pas à des jeunes qui ignorent presque tout de leur religion.

Des lieux de culte ont été fermés, des associations dissoutes. Certains dénoncent une punition collective…

La société n’est pas islamophobe, il n’y a pas de racisme d’État. Si, aujourd’hui, elle a peur de l’islam, c’est qu’il existe des raisons objectives. En particulier face aux comportements de certains musulmans ou aux discours anachroniques religieux en contradiction totale avec l’époque. Dans les années 1980-1990, des imams par défaut ont véhiculé une lecture religieuse importée. Aujourd’hui, le paysage a brusquement changé avec l’émergence d’une communauté connectée, qui ne fréquente plus les mosquées mais apprend sa religion par le virtuel comme une sorte d’orthodoxie de masse qui s’impose même aux imams.

Le salafisme constitue-t-il une menace persistante ?

Avec les pétrodollars et Internet, le wahhabisme, né en Arabie saoudite, s’est diffusé. Les imams saoudiens ont été très écoutés par des jeunes en rupture avec la société et qui voient dans le salafisme une émancipation de toute autorité à part celle de Dieu et de son Prophète. Cette mode religieuse actuellement en voie d’extinction car le lieu de sa diffusion, l’Arabie saoudite, est en train de se séculariser.

Internet et des réseaux sociaux favorisent-ils le communautarisme ?

On voit aujourd’hui des rappeurs, les chanteurs, des footballeurs prendre la place des imams. Or, de quoi je me mêle ? Pour beaucoup de musulmans, même les délinquants parmi eux, pensent que parce qu’ils sont musulmans tout ce qu’ils disent de l’islam est musulman, comme si l’islam théologique était un islam sociologique, de fait. Ils cherchent plutôt une visibilité de rupture oubliant que la bonté, le fait d’être utile à sa société, respecter les règles de civilité, l’humilité, la discrétion, etc., tout cela est au cœur de l’islam, alors que certaines pratiques qui lui sont démesurément attribuées ne sont même pas formellement fondées, comme le voile radical ou le voile tout court.

Tareq Oubrou, grand imam de Bordeaux,  « Quelle place pour l’Islam dans la République ?  Éditions First, pour les nuls. 8,95 €.