Pour accueillir les réfugiés venus d’Ukraine, l’indispensable médiation des interprètes bénévoles

Emmaüs a mobilisé une centaine d’interprètes bénévoles sur trois sites, en Ile-de-France. Ils traduisent et accompagnent les Ukrainiens dans leurs différentes démarches.
article par Isabelle Rey-Lefebvre publié sur le site lemonde.fr , le 19 04 2022

Cet hôtel bon marché, dans la banlieue est de Paris, a déjà, depuis le 24 février, date du début de la guerre, vu passer plus de 3 500 réfugiés arrivés d’Ukraine par la gare de l’Est et convoyés ici en car. Ils y passeront au moins une nuit, parfois plus s’ils sont dans l’attente d’un visa, dans une des 70 chambres totalisant 220 lits. Tout un étage leur est réservé.

Le gîte est plutôt confortable et adapté aux plus fragiles des arrivants, personnes âgées ou handicapées, femmes avec jeunes enfants, mais il n’est qu’une étape avant de repartir vers le pays de leur choix, souvent l’Espagne, en particulier Barcelone, où la communauté ukrainienne est importante, le Portugal, pour la même raison, le Royaume-Uni, voire le Canada. Ceux qui souhaitent rester en France, la moitié d’entre eux, seront vite pris en charge dans une autre structure, par l’association France Terre d’asile.

« On ne sait jamais qui, quand et combien de personnes arrivent, explique Bruno Morel, directeur général d’Emmaüs Solidarité, qui gère le site. Et ce sont parfois les contrôleurs, dans les trains, qui, ayant repéré les personnes voyageant avec un billet gratuit, nous envoient un message pour préciser les besoins. On a dû bricoler, improviser et s’adapter. Nous avons, par exemple, été surpris par le nombre d’animaux, chats, chiens et même un perroquet – eux aussi exilés, car c’est vrai qu’ils font partie de la famille –, ce qui nous a conduits à nouer un partenariat avec la SPA. Nous avons également cherché des médecins, pour les nombreuses personnes malades, épuisées, notamment des enfants, et, surtout, nous avons eu besoin d’interprètes », précise-t-il.

« Interprètes bénévoles : le sentiment d’être utile »
Emmaüs a ainsi mobilisé une centaine de bénévoles qui se relaient toutes les nuits, sur trois sites, en Ile-de-France, pour accueillir et traduire, et qui restent en contact permanent les uns avec les autres grâce à une boucle WhatsApp.

« Dès leur arrivée, après un périple épuisant de quatre à sept jours, on lit la fatigue, l’hébétude sur leur visage », confie Marie-Laure Layus, 56 ans, juriste constitutionnaliste, qui a appris le russe à l’école et avait récemment décidé de reprendre des cours « dans cette langue qu[’elle] aime ». « Et c’est l’école qui m’a mise en contact avec Emmaüs. »

Marie-Laure Layus, juriste de formation, est interprète bénévole chez Emmaüs Solidarité. A Pantin (Seine-Saint-Denis), le 8 avril 2022. CLÉMENCE LOSFELD POUR « LE MONDE »

Mme Layus consacre au moins trois soirées par semaine à l’accueil en hôtel, mais bien plus, en réalité, car il faut aussi

accompagner les familles dans leurs démarches, par exemple aux services d’urgence des hôpitaux, à la pharmacie, dans des consulats ou à la gare : « Le contact est bref, mais très intense. Je me souviens d’un couple très digne, de plus de 80 ans, avec, pour tout bagage, un sac à dos, visiblement heureux d’être compris dans leur langue. Ou une jeune femme avec ses deux enfants, très inquiète de ne pouvoir rallier l’Angleterre grâce à des billets gratuits qu’elle ne pouvait pas obtenir : je l’ai accompagnée à la gare du Nord et l’attente a été longue, mais lorsqu’on lui a apporté les billets, nous nous sommes tombées dans les bras, en pleurant de joie. J’ai le sentiment d’être utile, de faire concrètement de l’accès au droit et, au passage, je progresse en russe et améliore mon accent! »

Milena (son prénom a été changé), 26 ans, ingénieure et linguiste, raconte qu’après l’invasion de l’Ukraine par son pays, la Russie, elle a « voulu faire quelque chose pour montrer que tous les Russes ne sont pas comme ça ». Par le biais de plates-formes de bénévolat, elle a rejoint l’équipe d’Emmaüs. « J’échange avec les réfugiés qui apprennent que je suis russe, alors je sens bien un petit mouvement de recul, mais, très vite, ils se confient. » Milena est meurtrie par l’image de son pays, désormais « mis au ban des nations : même les musiciens et les artistes ne sont plus les bienvenus », déplore-t-elle.

« Des liens se créent »
Macha (le prénom a été changé), 29 ans, elle aussi russe, est venue étudier en France et travaille désormais dans les ressources humaines. Le télétravail lui laissant un peu de disponibilité, elle s’est mise au service des réfugiés avec les associations Emmaüs Solidarité et France Terre d’asile : « Je n’en reviens pas, c’est mon pays qui a fait cela ! Je veux aider. Nous ressentons, bien sûr, l’hostilité des Ukrainiens que nous accueillons, mais elle disparaît vite, affirme-t-elle. Dans la discussion, la distance s’évanouit et les gens ont du mal à croire que je suis russe. Des liens se créent, au point que je suis allée avec une jeune mère et ses enfants à la manifestation contre la guerre, place de la République ! »

Donara Sydeeva, interprète bénévole chez Emmaüs Solidarité, à Pantin (Seine-Saint-Denis), le 8 avril 2022. CLÉMENCE LOSFELD POUR « LE MONDE ».

« Je suis de l’ethnie Soyot-Bouriat, menacée d’extinction : nous sommes à peine 3 500, résume rapidement Donara Sydeeva,

40 ans, mariée à un Français et qui rentre tout juste d’un voyage familial à Oulan-Oudé, capitale de la République de Bouriatie, au nord de la Mongolie. « Comme les Ukrainiens ou les Russes, nous sommes des peuples résilients. »

Mme Sydeeva parle le français, le bouriate, le russe, l’espagnol, l’anglais et le portugais. « Ici, il faut être disponible, bienveillant, rassurer et répondre à des questions parfois étonnantes, par exemple celle de cet homme de 60 ans qui n’avait jamais voyagé de sa vie et venait, en quelques jours, de traverser cinq pays, dont le Danemark, et qui voulait savoir si Guéret, dans la Creuse, était un bon endroit, car il avait vu sur YouTube qu’il y serait bien accueilli… Je n’ai pas su lui répondre », avoue-t-elle.

Les règles françaises ne sont parfois pas comprises ou peuvent paraître incongrues, comme l’obligation de ne pas confier une mineure à un ou une inconnue : « J’ai traversé l’Europe toute seule et vous ne me laissez pas prendre le train pour Angers », s’était insurgée une jeune réfugiée auprès de Mme Sydeeva, qui, avant de l’accompagner à son train, s’était assurée de            l’identité de l’amie de la famille qui l’attendait à l’arrivée.