Laurent Berger : « Marine Le Pen nous promet une société du rejet »

Laurent Berger, le leader de la CFDT appelle à voter Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle. Il précise, dans un entretien au « Monde », que cet acte ne vaut « ni approbation de l’action qu’il a menée ni adhésion à son programme ».
propos recueillis par Bertrand Bissuel publiés sur les site lemonde.fr, le 19 04 2022

Avant le second tour de l’élection présidentielle, Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, expose les raisons pour lesquelles son syndicat, le premier de France, appelle à se prononcer en faveur du chef de l’Etat sortant.

Pourquoi avez-vous appelé, dès le soir du 10 avril, à « battre le Rassemblement national » en votant pour Emmanuel Macron ?

Laurent Berger : Notre engagement est basé sur des valeurs qui sont fortes : la démocratie, l’émancipation, la solidarité, l’égalité. Nous sommes en contradiction totale avec le programme de Marine Le Pen. Elle veut inscrire la priorité nationale dans la Constitution par le biais d’un référendum. Elle veut rétablir le délit de séjour irrégulier et interdire les aides sociales aux immigrés. Sans parler de sa politique internationale, synonyme de complaisance à l’égard de pays comme la Russie, ou des mesures qu’elle soutient en matière de sécurité.

Qu’elle le veuille ou pas, elle est à la tête d’un parti d’extrême droite, dont l’orientation est incompatible avec ce que porte la CFDT. Il ne faut donc pas tergiverser. A partir du moment où l’extrême droite est au second tour – et nous le regrettons –, la CFDT vote pour le candidat qui est en face. Nous ne sommes pas à l’heure du choix d’un programme politique, nous sommes à l’heure du choix de la défense de la démocratie.

Elle se présente comme la candidate du « dialogue social ». Vous n’y êtes pas sensible ?

Dans les pays où cette idéologie a triomphé dans les urnes, les gouvernements ont adopté des pratiques qui n’étaient pas compatibles avec les projets et les valeurs de la CFDT. Aujourd’hui, elle tente de se rendre respectable mais son programme n’accorde de place ni au progrès social ni au dialogue social. L’extrême droite, quand elle prend le pouvoir, met les syndicats à sa main dans les entreprises. Elle annihile la liberté de la presse. Elle combat les contre-pouvoirs et la CFDT, ainsi que les autres organisations de salariés, en sont un.

Son projet en matière de retraites n’est-il pas de nature à contrebalancer votre analyse ?

Il n’est pas crédible. Elle dit qu’elle accorde du pouvoir d’achat maintenant, mais par le biais d’exonérations de cotisations patronales. Cela nous paraît très contradictoire car une telle politique nuit au financement de la protection sociale, donc – in fine – au pouvoir d’achat des ménages. Ce que nous voulons, ce sont des droits pour tous les travailleurs, quelle que soit leur nationalité, leur couleur de peau, leur singularité. Marine Le Pen, elle, nous promet une société du rejet, qui accentue les discriminations. On ne peut pas l’appréhender comme une candidate lambda, car le risque est grand qu’elle essaye d’instaurer un pouvoir autoritaire. Les expériences de ces dernières années, en Europe et hors d’Europe, prouvent que, à chaque fois, les travailleurs paient un très lourd tribut.

En appelant à voter pour Emmanuel Macron, ne craignez-vous pas que la CFDT soit vue dans l’opinion comme un soutien au président sortant ?

Le 24 avril, il y aura deux bulletins de vote et trois manières de procéder. La première consistera à voter pour Marine Le Pen, donc contre nos valeurs et celles de la République. Ce n’est bien sûr pas une option. Deuxième attitude envisageable : s’abstenir, ce qui revient à donner à Marine Le Pen la possibilité de passer. La dernière façon d’agir, c’est d’accorder son suffrage à Emmanuel Macron. Il faut voter pour lui. Ça ne vaut ni approbation de l’action qu’il a menée – car nous sommes critiques sur son bilan – ni adhésion à son programme. C’est la seule solution pour lutter contre l’arrivée de Marine Le Pen au pouvoir.

D’autres organisations de salariés n’ont pas donné de consigne de vote, au nom de l’indépendance. Votre position ne porte-t-elle pas atteinte à ce principe essentiel du syndicalisme ?

Je ne vais pas commenter les décisions d’autres confédérations. La CFDT est indépendante mais pas apolitique. L’apolitisme signifierait une indifférence au résultat de ce scrutin. Comme si l’une ou l’autre des personnalités en lice pouvait l’emporter sans que cela nous pose de difficultés. Au sein de notre organisation, une telle attitude n’aurait pas été acceptée, même si je sais que donner une consigne de vote n’est pas quelque chose de naturel pour certains de nos militants. Notre responsabilité est de dire très clairement qu’il faut voter Emmanuel Macron pour éviter Marine Le Pen.

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Un sondage publié par « Liaisons sociales quotidien » après le premier tour montre une progression du vote au profit du RN parmi les sympathisants des syndicats, y compris la CFDT…

La CFDT n’est pas une bulle étanche, pas plus que les autres organisations de salariés. C’est une raison de plus pour se montrer extrêmement clair dès maintenant. La CFDT forme encore une digue puisque le sondage que vous citez montre un score en faveur de Marine Le Pen nettement moins élevé chez nos sympathisants. Mais il faut que nous renforcions cette digue. Nous ne la renforcerons pas en étant ambigus, mais en disant que ces idées là n’ont pas leur place à la CFDT.

Qu’attendez-vous d’Emmanuel Macron s’il est réélu ?

J’attends de lui qu’il prenne vraiment conscience que la société ne va pas bien, qu’elle est très fracturée, très inquiète. Il y a beaucoup de colère, beaucoup de ressentiment et, dans le même temps, une très grande aspiration à la considération, à la reconnaissance, au respect des personnes les plus en difficulté.L’un des principaux enjeux est donc de ne pas brusquer encore plus le pays avec un discours qui ne promettrait que de la sueur et des larmes. Il faut reconstruire du commun, de la perspective positive.

Bien sûr, Emmanuel Macron aura toute légitimité s’il s’impose, puisque les électeurs auront tranché. Mais il ne s’agira pas d’une légitimité pour faire tout ce qu’il veut tout seul. Il s’agira d’une légitimité pour apaiser la société. Nous ne pouvons pas repartir comme avant, avec un président de la République qui dirait : « J’ai été réélu, j’ai un boulevard devant moi et je fonce. » L’exercice du pouvoir doit être radicalement différent de celui du quinquennat qui s’achève, par exemple en veillant à une meilleure articulation de la démocratie représentative et la démocratie sociale.

Quels dossiers devra-t-il traiter en priorité ?

La transition écologique doit être au cœur de ses préoccupations, avec la justice sociale comme boussole. Il est nécessaire de se projeter sur les transformations en cours, en montrant qu’un nouveau modèle de développement peut être suivi. L’Etat a aussi un rôle à jouer pour combattre les inégalités croissantes, qui minent notre pacte social. On ne peut pas s’indigner de la rémunération de Carlos Tavares [le patron de Stellantis] et ne pas interpeller les pouvoirs publics.

Vous réclamez un encadrement des salaires ?

Dans toutes les entreprises, il faut réfléchir aux écarts de rémunérations. La collectivité n’a pas à verser d’aides publiques pour sur-rémunérer un PDG. J’attends aussi du président de la République un message sur la lutte contre la pauvreté. Le smic va être revalorisé dans quelques jours et les petites pensions aussi, le 1er juillet, ce qui est très bien. Mais quid des minima sociaux ? Des mesures qui « prennent soin » sont indispensables.

Sur la question des retraites, souhaitez-vous qu’Emmanuel Macron renonce à son idée d’un âge de départ à 65 ans ?

Tout le monde voit bien que sa proposition suscite un puissant rejet. Il ne peut pas faire l’économie d’une vraie discussion sur les enjeux des retraites aujourd’hui.

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Quels sont les enjeux ?

Rebâtir un système plus juste. Réduire les inégalités qui prévalent dans le système actuel. Trouver des solutions pour les travailleurs qui n’arrivent plus à exercer leur activité à l’approche de la soixantaine. S’attaquer au problème de la pénibilité. Nous devons aussi avoir une réflexion sur le rôle des cotisations pour l’assurance-vieillesse : le chef de l’Etat sortant laisse penser qu’elles peuvent servir à financer d’autres politiques publiques que les pensions – par exemple la prise en charge de la dépendance – mais la fiscalité ne doit-elle pas être mobilisée pour répondre à de tels besoins ?

Une chose est certaine : si Emmanuel Macron est reconduit dans ses fonctions et s’il veut passer en force sur les 65 ans, il y aura de l’opposition, dont celle de la CFDT. Nous ferons tout ce qu’il faut pour qu’une réforme injuste et brutale ne s’applique pas.

Dans « Le Journal du dimanche » du 17 avril, vous avez cosigné une tribune avec Philippe Martinez, votre homologue de la CGT, pour alerter sur le péril que représente Marine Le Pen. Cette démarche préfigure-t-elle un front syndical uni, le 1er-Mai, dans la rue ?

Si Marine Le Pen est élue, oui : cela devra s’imposer. Dans le cas contraire, nous avons prévu une initiative commune, avec nos partenaires du Pacte du pouvoir de vivre, sur la transition écologique et le travail, car ces thèmes sont les grands oubliés de la campagne