La Réunion : les « enfants de la Creuse » retrouvent leur terre natale (vidéo)

« Les enfants de la Creuse », des hommes et des femmes, ont été arrachés à leurs parents dans les années 60-80 et envoyé dans l’Hexagone, notamment dans la Creuse. Pour la première fois, certains sont retournés sur l’île de la Réunion. Un retour empreint d’émotions.

Redécouvrez l’histoire de ces enfants réunionnais arrachés à leur histoire parce que quelques hommes politiques français et des fonctionnaires zélés craignaient la démographie galopante sur l’île. Aucune plainte n’a débouché à ce jour mais un rapport d’experts comble une mémoire à trous.
Article par Chloé Leprince publié sur le site radiofrance.fr, le 10 avril  2018.

« Enfants de la Creuse » : une mémoire défaillante sur un crime impuni

Entre 1962 et 1984, plus de deux mille enfants ont été arrachées à leur histoire, envoyés de force dans la Creuse, alors qu’ils étaient nés sur l’île de La Réunion. Cette pratique a continué jusque tard dans le XXe siècle puisque c’est seulement sous François Mitterrand qu’on suspendra enfin ce transfert. Entre temps, 2150 mineurs réunionnais ont été répartis dans quatre-vingt trois départements français. Ce sont les chiffres irréfutables minimaux sur lesquels sont tombés d’accord les experts qui ont planché deux années durant au sein de la commission nationale d’information et de recherche historique, lancée en 2016 par George Pau-Langevin sous le quinquennat Hollande. L’Assemblée nationale venait de reconnaître solennellement la responsabilité morale de l’Etat.

Le travail de cette commission a permis d’établir également que la pratique avait duré 22 ans au total, c’est-à-dire plus longtemps que ce qu’avaient longtemps cru les rares à s’intéresser à ce sujet resté tabou. Et aussi, qu’elle avait eu une ampleur plus large qu’on ne l’imaginait, finissant par concerner presque la totalité du territoire français.

Si cet épisode méconnu s’appelle aujourd’hui communément « Les enfants de la Creuse« , c’est parce qu’à lui seul, le département creusois a accueilli au moins 215 enfants. Parce qu’il était très peu peuplé et parce que les autorités locales regardaient l’accueil d’enfants en difficulté d’un bon œil. Une aubaine qui allait leur permettre de créer un centre d’accueil, et un nouveau souffle. Le partenariat fonctionne si bien entre La Réunion et la Creuse qu’un directeur de la population, sur l’île, est carrément nommé en 1966 dans la Creuse. Lorsqu’il arrive, plusieurs contingents d’enfants ont déjà transité par le foyer de Guéret. De nombreuses autres vagues suivront. Un tiers avaient moins de cinq ans.

Surpeuplement = exil forcé, l’arithmétique à la légère

Or c’est bien d’une logique démographique qu’a procédé cette pratique sidérante, comme le montre le rapport final rendu ce 10 avril par la commission. L’instance associait des chercheurs (sociologue ou historiens), un ex-député de La Réunion et un ancien de l’IGAS, l’Inspection générale des affaires sociales. Tous bénévoles, ils ont passé deux ans à éplucher tous les documents administratifs qu’ils ont pu trouver sur la question, et auditionné à deux reprises d’anciens enfants concernés. Cette enquête minutieuse leur a permis d’établir que c’est sous les hospices de Michel Debré que l’exil forcé a pris de la vigueur, à partir de 1963, et visiblement avec une zèle renouvelé à partir de 1966.

Parce qu’il trouvait la fécondité trop élevée, et l’île surpeuplée, Debré s’inquiétait et a donné des consignes pour qu’on accélère l’envoi d’enfants vers la métropole. Un critère s’est alors imposé : il fallait qu’ils soient pupilles de l’Etat. Mais le rythme s’est emballé et ils sont nombreux à avoir été déclarés « pupilles de l’Etat » alors qu’ils avaient encore leurs parents, comme le dénonçait par exemple Ivan Jablonka dans Enfants en exil:

Certaines immatriculations ont été effectuées à la va-vite, dans des conditions de légalité sujettes à caution. Cela s’explique par la politique du chiffre menée par la DDASS de la Réunion, sous la pression de Michel Debré, et par le zèle des assistantes sociales qui ont parfois forcé la main à certains parents.

A l’époque où sortait son livre au Seuil, Ivan Jablonka éclairait cette pratique ancienne et son contexte :

En 2010, La Fabrique de l’histoire démarrait le documentaire consacré aux « enfants de la Creuse » par l’histoire de l’un d’eux, convaincu d’avoir été transféré en métropole à l’insu de sa mère. Ecoutez le documentaire « Les pupilles réunionnais : un aller sans retour pour la métropole », par Jean-Louis Rioual et Renaud Dalmar, dans La Fabrique de l’histoire le 30/03/2

Déjà, sous la IIIe République…

Mais ce n’est pas à ce proche du Général De Gaulle, député de La Réunion à partir de 1963, que revient la paternité complète de cette pratique si peu éthique. En réalité, l’Etat français a commencé dès la Troisième république à craindre le surpeuplement de l’île, envisageant divers scenarios sans beaucoup de tabous visiblement si l’inspecteur général Jean Finance a pu écrire dans un rapport de 1948 « la seule solution, c’est l’exportation de la population », comme l’explique Philippe Vitale, le sociologue qui préside cette commission depuis 2016.

Dans leur rapport rendu ce 10 avril, les auteurs soulignent qu' »il semble aujourd’hui évident de dénoncer comme une hérésie l’implantation d’enfants de La Réunion à plus de 9 000 kilomètres de chez eux, dans des campagnes de l’Hexagone frappées par l’exode rural ». Ils poursuivent : « A l’époque, le contexte fait que la très grande majorité des esprits n’est choquée ni à La Réunion ni dans l’Hexagone. La dénonciation de la transplantation n’a finalement pris corps qu’avec la prise en compte des apports de la pédopsychiatrie. »

Car l’exil forcé reste traumatique pour nombre d’enfants concernés. La commission missionnée par François Hollande répondait donc d’abord au besoin d’un travail de mémoire. La question de la responsabilité juridique et l’indemnisation du préjudice passant finalement pour le moment au second plan, même si le rapport, qui reconnaît la responsabilité morale de l’Etat français et la défaillance de l’aide sociale à l’enfance, ouvre une voie. En 2002, Jean-Jacques Martial, 42 ans, était le premier à déposer plainte pour « enlèvement« . Il racontait alors avoir le sentiment d’avoir été « un cobaye« .  D’autres plaintes suivront, à l’instar de cette que déposera Jean-Philippe Jean-Marie en 2010.  Alors qu’il attaquait l’Etat pour « violation des droits de la famille« , Jérôme Sandlarz le rencontrera en 2008 pour l’émission « Les Pieds sur terre » :

A ce jour, aucune démarche liée à cette histoire n’a débouché, souvent pour des raison de délais de presciption. Mais le rythme des procédures pourrait bien s’accélérer avec la médiatisation de ce rapport : moins de 10% des enfants réunionnais d’hier se sont encore fait connaître à ce jour. Certaines associations envisagent de déposer plainte pour « crime contre l’humanité » – un crime qui ne connaît aucun délai de prescription.