Des chroniqueurs interchangeables
On les quitte le soir sur C8 ou CNews, et on les retrouve le lendemain matin sur CNews ou C8, plus rarement sur Canal+… Qu’ils animent des émissions ou officient en tant que chroniqueurs, les soutiers des antennes habitent le groupe Vivendi comme un phalanstère, passant d’un plateau à l’autre sans changer de veste ou de discours. Ici, on peut être journaliste de 17 à 18 heures, et divertissante marionnette de 19 à 21 heures : qu’importe le statut ou le type de rendez-vous, pourvu qu’on assure le spectacle ! Elisabeth Lévy (Causeur.fr) saute des Terriens du dimanche(C8) aux Voix de l’info (CNews), l’ancien patron de LCI Eric Revel passe de Balance ton post (C8) à Morandini live (CNews), Christine Kelly quitte son interview quotidienne (Et si on prenait le temps, avec Laurent Fabius, Marine Le Pen, Alain Minc…) pour ferrailler sur les programmes télé dans Touche pas à mon poste, etc. Personne ne se perd, et tout le monde se vaut ! Un jour d’inondations dramatiques, Michel Chevalet (79 ans, soit deux de moins que Jean-Pierre Elkabbach) a presque réussi le grand chelem des émissions et antennes du groupe en répétant, du petit matin à la toute fin de soirée, une seule et même démonstration !
Anti-IVG et Manif pour tous à l’honneur
Parce que le moloch est insatiable, les recrutements se font sous nos yeux. Le 10 octobre vers 10h28, Pascal Praud remerciait l’un de ses invités d’un très avenant : « Moi je voudrais que vous reveniez régulièrement nous voir. Allez, vous êtes engagé. Et vous n’allez pas ailleurs ! » Etait-ce parce que François-Xavier Bellamy avait bien vendu son dernier livre ? Le sourire poupin et les yeux bleus ? Assuré sans s’énerver qu’on ne pouvait pas être « pour l’avortement parce que c’est toujours un drame » ? Le téléspectateur, en tout cas, ne sut jamais qu’il venait d’écouter un proche de Sens commun et de la Manif pour tous, ancien des cabinets ministériels sous Nicolas Sarkozy. Le 16 octobre, c’était au tour de Jean-François Kahn d’être recruté selon cette même procédure. Le 11 octobre, en revanche, Emile Duport fut embarqué dans une filière parallèle : invité de L’heure des pros le jeudi, le porte-parole de l’association les Survivants (mot d’ordre : « j’ai été un embryon, je mérite le respect ») apparut chez Hanouna le vendredi pour, dans Balance ton post, rejouer les passages les plus enflammés de son combat contre l’avortement… A son grand dam sans doute, le groupe ne possède pas toujours d’exclusivité sur les apparitions médiatiques de ces visages. Gilles-William Goldnabel (avocat réac) a gardé son rond de serviette chez RMC-BFM TV, tandis que Zineb el Rhazoui (ex-Charlie Hebdo) ou Eugénie Bastié (Le Figaro) en ont un… partout.
Informés, vraiment ?
Tout autant que ses consœurs BFMTV et LCI, CNews consomme du chroniqueur et de l’expert à longueur de journée. Mais qui parle ? Un lobbyiste, un militant, un spécialiste de la question abordée, un rescapé d’un sujet précédemment traité ? Non seulement il est souvent difficile de connaître les noms des invités (les synthés sont rares), mais il est vain d’espérer apprendre de quelles couleurs idéologiques ou politiques sont a priori parées les paroles des invités (les bios ne sont jamais détaillées). Savoir que tel « ancien patron du 36 » (Bernard Petit), considéré comme un « flic de gauche », est un jour tombé pour viol du secret professionnel, que tel « magistrat et consultant CNews » (Georges Fenech) a été député LR du Rhône, ou encore que Karim Zeribi, figure de la gauche marseillaise, est actuellement renvoyé en correctionnelle pour abus de confiance et abus de biens sociaux apporterait pourtant un éclairage bienvenu à leurs propos. Et quand enfin, un journaliste au fait de son sujet s’exprime, sa parole d’invité parmi les invités a seulement l’air d’une opinion comme une autre… Impossible, dans ces conditions, de distinguer les paroles justes des propos biaisés.
Pénurie
Trahie par la prolifération des plateaux, où il suffit d’asseoir des beaux parleurs devant des micros, la pénurie de moyens de CNews (délestée d’une centaine de journalistes il y a deux ans), est flagrante. Le plus souvent inspirés par la presse du jour, les sujets ne semblent pas émerger de la rédaction ou relever d’un suivi de l’actualité. Un mode de fonctionnement amnésique, qui empêche toute analyse ou réflexion, voire l’exercice d’un minimum de cohérence ; ainsi, lorsque le samedi 13 octobre, 80 marches pour le climat sont organisées en France, les journaux se repaissent d’images de Français à la plage… On a peine à l’écrire, mais les catastrophes climatiques (inondations dans le Var, ouragan sur la côte Est des Etats-Unis, orages dans l’Aude, tempête Leslie) oxygènent CNews. Renouvelées, les images affluent sans effort (via Twitter, Facebook, Instagram…) et donnent enfin aux présentateurs, qui délivrent à l’envi des précisions sur les routes coupées, des conseils de prudence, des prévisions météo, et même des messages de compassion, une justification de leur existence. Avec les emballements médiatiques tombés du ciel (violence verbale du pape, coup d’éclat de Jean-Luc Mélenchon, remaniement ministériel, etc.), ces accélérations de l’actu tiennent lieu de colonne vertébrale à une antenne qui, par ailleurs et sans s’en vanter, multiplie les rediffusions. Le sens du mot « rigueur » ne semble de toute façon pas maîtrisé à tous les stades de fabrication de l’information. Jean-Marc Morandini envoie Emmanuel Macron en Azerbaïdjan lorsque celui-ci se rend en Arménie, et Thierry Fréret parle d’« un hommage de plus en plus appuyé pour Adama Traoré » lorsque le collectif La vérité pour Adamaréclame la mise en examen des gendarmes qu’un quatrième rapport d’expertise exonère de la mort du jeune homme, en juillet 2016.