La proposition du ministre de l’intérieur de créer un titre de séjour pour les « métiers en tension » ne doit pas occulter son « offensive jusqu’au-boutiste contre les droits des étrangers », offensive qui peut aller jusqu’à « neutraliser neutraliser le pouvoir de la Cour nationale du droit d’asile » estime la philosophe Gaëtane Lamarche-Vadel, dans une tribune au « Monde »
tribune par la philosophe Gaëtane Lamarche-Vadel publiée sur le site lemonde.fr, le 17 11 2022
Tribune. Ne nous méprenons pas sur la proposition de Gérald Darmanin de créer un titre de séjour pour les « métiers en tension » : elle s’adresse à son électorat de chefs d’entreprise, en manque de main-d’œuvre, qu’il veut satisfaire, et non à la majorité des étrangers qui se maintiennent sur le sol de notre pays malgré une mesure d’obligation de quitter le territoire français (OQTF). A ceux-là, il veut rendre la vie « impossible » et continuer à les expulser.
Dans cette perspective, le gouvernement veut faire construire de nouveaux centres de rétention administrative (CRA) que les préfets, priés par leur ministre de redoubler de vigilance, ne manqueront pas de remplir. De ces établissements, Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, disait dernièrement sur France Culture que « l’immense majorité des personnes » qui y sont « placées, et en attente d’expulsion, sont des gens qui ont commis des délits ». Volontaire ou non, l’erreur est dommageable.
Ce brouillage de plus en plus inquiétant entre le judiciaire et l’administratif affecte la politique de l’immigration. En effet, les CRA ne sont pas des établissements pénitentiaires, mais des lieux fermés administrés par la police des frontières sous la tutelle du ministère de l’intérieur. Ils n’ont pas pour but de punir mais de « retenir » des personnes dont la situation est administrativement problématique. Entre rétention et détention, la confusion est aisée, l’instrumentalisation aussi.
Dysfonctionnement
Si les CRA n’ont pas vocation à recevoir des délinquants, alors qui enferment-ils et pourquoi ? Y sont « placées » toute une panoplie de personnes en attente d’être expulsées, et qui ne sont pas toutes en situation irrégulière. Ainsi les demandeurs et demandeuses d’asile « dublinés » y attendent d’être transférés dans le premier pays européen où ils ont posé un pied. Quant aux autres, ils font l’objet d’une décision d’OQTF reçue le plus souvent à l’issue d’un contrôle de police, d’un refus de titre de séjour, du rejet d’une demande d’asile, ou du fait de leur incapacité à prouver une résidence stable ou un emploi, autant de raisons qui relèvent de l’appréciation du préfet. Sans compter les personnes « régulières » qui deviennent « irrégulières » et perdent leurs droits sociaux, faute d’accès à la préfecture pour déposer un dossier de demande de titre de séjour ou de renouvellement.
Il est donc particulièrement choquant de souligner le faible pourcentage d’OQTF exécutées, eu égard au nombre délivré, sans s’intéresser aux motifs des mesures d’éloignement prises par les préfets. Le dysfonctionnement des services préfectoraux, la dématérialisation des services, l’arbitraire et le racisme institutionnel génèrent beaucoup d’OQTF.
Comment expliquer qu’une jeune fille atteinte d’une double maladie orpheline ait reçu une OQTF ? Comment expliquer que des lycéens atteignant leur majorité se voient mentionner une OQTF alors qu’ils essayent, en vain, de déposer un dossier à la préfecture ? Comment expliquer qu’un artisan reçoive une OQTF à ses 18 ans alors qu’il est en formation chez un patron qui veut l’embaucher ? Comment expliquer qu’un ouvrier qui remplit toutes les conditions pour obtenir un titre de séjour ait une OQTF parce qu’on lui reproche d’avoir travaillé successivement chez plusieurs patrons ? Comment expliquer que des personnes soient sanctionnées par une OQTF pour « trouble à l’ordre public » alors qu’elles n’ont fait l’objet d’aucune condamnation ni même de poursuite au pénal ?
Réduction de la collégialité de la CNDA
En outre, on constate une extension des compétences du ministère de l’intérieur au détriment des autres administrations. Certes elle n’est pas nouvelle, mais elle ne cesse de s’accroître. En 2010, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) – qui étudie les demandes d’asile des étrangers, refuse ou accorde le statut de réfugié – est passé de la tutelle administrative du ministère des affaires étrangères à la tutelle du ministère de l’intérieur. En 2017, des médecins, accrédités par le ministère de la santé pour diagnostiquer si l’état de santé d’un malade est compatible avec son éloignement, ont été remerciés. Les médecins sont désormais habilités et commissionnés par l’Office français de l’immigration et de l’intégration, qui dépend du ministère de l’intérieur. Depuis 2021, les autorisations de travail précédemment traitées par la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi – un service territorial du ministère du travail tourné vers les entreprises – sont soumises à l’appréciation des préfets.
Le ministre de l’intérieur veut maintenant peser sur la justice. En effet, il cherche à réduire, sinon à neutraliser le pouvoir de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui examine les recours contre les décisions de l’Ofpra en matière de demande d’asile. Devant la commission des lois, le 20 septembre, Gérald Darmanin a annoncé la réduction de la collégialité de la Cour nationale du droit d’asile, composée de trois magistrats, à un juge unique. Et proposé qu’un refus de l’asile à l’Ofpra soit automatiquement suivi d’une OQTF – sans attendre un éventuel recours devant la CNDA –, avant de faire machine arrière sur ce point dans son projet de loi.
L’offensive jusqu’au-boutiste contre les droits des étrangers à laquelle se livre le ministre de l’intérieur ne se termine pas là. Concernant les demandeurs d’asile déboutés qui font un recours, Gérald Darmanin a pensé à tout : « Il ne faut pas [leur] laisser le temps de créer des droits qui viendraient contredire des décisions prises légitimement par les préfectures », a-t-il déclaré. Autrement dit, il faut les expulser avant que leur situation familiale ait le temps d’évoluer, leur ouvrant de nouveaux droits au séjour.
Il ne suffit pas que le droit des étrangers fasse déjà l’objet d’une codification spécifique et discriminante (le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile), il faut aussi les priver des moyens d’accéder à ces droits.
Gaëtane Lamarche-Vadel est philosophe, chercheuse rattachée à l’Institut ACTE (Paris-I-Panthéon-Sorbonne), membre du comité de rédaction de la revue « Multitudes » et bénévole à la Cimade.