Mais on n’a pas voulu de moi parce que j’étais une fille. Entendez : trop fragile, incapable de survivre à la chaleur, à l’eau sale, aux moustiques, aux serpents, aux scorpions, aux animaux féroces… Bref, le poste est resté vacant quelques mois. Et ce n’est que faute de candidature masculine qu’on a fini par agréer la mienne. Il fallait bien faire contre mauvaise fortune bon cœur ! En 1957, je suis donc partie en mission en Haute-Volta. Et ma vie s’en est trouvée bouleversée.
C’était la première fois que vous vous heurtiez à une discrimination des femmes ?
De manière aussi caractérisée, oui ! Mais il faut dire que, avant l’université, j’étais dans des écoles de filles. Aucune rivalité avec les garçons. Seulement des accrochages, des lancers de boules de neige cachant des pierres et des jeux de mots sexistes criés, d’un trottoir à l’autre, par les gars d’un lycée proche du mien, le long de la rue de Rome, à Paris.
Aucune différence entre garçons et filles au sein de la cellule familiale ?
Aucune en apparence. Même droit aux études pour mon frère et ses deux sœurs. Même argent de poche distribué solennellement par mon père dans des enveloppes identiques. Mais la discrimination était insidieuse. Il n’était pas question par exemple que mon frère desserve la table ou mette le couvert. Il fallait être aux petits soins pour lui. Et, lorsque nous étions en vacances à la campagne, ma sœur et moi tricotions pull-overs et chaussettes, assises dans la cour, aux pieds de nos grands-mères, tandis que mon frère partait faire du vélo avec ses copains en toute liberté.
Vous n’aviez pas le droit de sortir ?
Ah non ! Quand on sortait à vélo, c’était uniquement accompagnées par nos grands-mères. Elles nous paraissaient vieilles, mais elles n’avaient qu’une cinquantaine d’années et enfourchaient prestement leur bicyclette. Je me souviens d’un jour où nous avons voulu semer notre grand-mère maternelle, prises d’une soudaine fébrilité. On a foncé comme des folles, puis on s’est arrêtées au bord du talus pour l’attendre. Au bout d’un long moment, comme elle n’arrivait pas, on est reparties en sens inverse et on l’a retrouvée par terre, le poignet fracturé. Vous imaginez la culpabilité !
Cette différence de droits et de libertés avec votre jeune frère vous avait donc fait toucher du doigt la domination masculine.
Oh elle m’était apparue bien plus tôt ! Pendant la guerre, nos parents nous envoyaient séjourner en Auvergne, chez les oncles et cousins de mon père, pour nous requinquer et nous faire grossir, car dans les fermes, il y avait encore du beurre, du lait, des œufs… Pendant les repas, chacun prenait sa place selon un ordonnancement immuable. Au bout de la table s’installait le fermier, muni de son couteau de poche pour tailler les miches de pain. En face, se tenait le premier valet, puis ses fils, encore très jeunes, les autres valets, et enfin moi, la petite cousine. La mère et l’épouse ? Elles ne s’asseyaient pas. Elles apportaient les plats, servaient les hommes… et mangeaient debout les restes du repas. La tête du lapin ou la carcasse du poulet. Jamais les morceaux de choix. Quand il fallait de l’eau fraîche, c’est moi qu’on envoyait à la source, et pas un des valets qui aurait pourtant eu moins de mal à porter le seau que la petite fille que j’étais.
Vous perceviez l’injustice ?
Elle m’indignait ! Mais il y avait autre chose. Sur le palier de l’escalier qui montait aux chambres se trouvaient deux chromos qui représentaient la pyramide des âges de la vie pour l’homme et pour la femme. Une marche par décennie, accompagnée d’un dessin représentant le personnage ainsi qu’un vers de mirliton. A 20 ans, on voit l’homme choisir une épouse ; à 30 ans il admire ses fils ; à 50 ans, il triomphe, bras étendus, « maîtrisant le passé et le futur ». Puis il entame la descente, curieux et vif, se promenant dans le pays, apprenant à connaître le monde et les autres. Il meurt l’esprit tranquille parce qu’il a bien rempli sa vie. Pour la femme, c’est une autre affaire. A 10 ans, c’est une fille innocente : « pour elle la vie est ravissante ». A 20 ans, « son cœur tendre s’ouvre à l’amour ». A 40 ans, elle bénit le mariage de ses enfants et la naissance de ses petits-enfants. A 50 ans, déjà vieillie, « elle s’arrête, au petit-fils elle fait la fête ». Et puis elle amorce sa descente « dans la douleur », appuyée sur un garçon, fils ou petit-fils, et elle meurt « sans courage ».
Mais c’est désespérant !
Je ne vous raconte pas d’histoires ! J’ai toujours ces chromos ! La différence de condition entre l’homme et la femme me sautait chaque jour aux yeux et je ne comprenais pas ce que signifiait : « A 50 ans, elle s’arrête ». Elle s’arrête de quoi ? Personne ne pouvait me répondre. Ce n’est que plus tard que j’ai compris : elle est ménopausée, elle s’arrête donc d’être féconde et séduisante, elle a perdu toute valeur, contrairement à l’homme, en pleine possession de sa force. C’est une sacrée leçon quand on est enfant.
Seulement si on a les moyens d’avoir un œil critique et de s’en indigner. Sinon, c’est un outil de propagande sexiste qui conditionne l’esprit !
C’est bien le problème. Enfant, je voyais que la vie se passait comme ça, et que le chromo affichait en fin de compte une sorte de normalité. Et en même temps, j’étais saisie par un profond sentiment d’injustice en comparant à chaque étape les images de l’homme et de la femme. Et ces petites phrases assassines…
A quoi rêviez-vous, un peu plus tard, en tricotant sagement aux pieds de vos grands-mères ?
J’essayais de suivre leurs conversations, qui n’étaient en fait que des commérages. C’était leur seul terrain d’entente, car elles ne s’aimaient guère. Alors, contraintes de cohabiter pendant l’été, elles parlaient des uns et des autres, des mariages notamment. La Lucette de chez Chevalère avait rencontré au mariage d’Untel le cousin germain d’Unetelle qui n’était autre que le frère du cousin germain de sa belle-sœur… Je m’efforçais de suivre le dédale des liens familiaux, de décrypter tous les rapports de parenté, et je trouvais cela passionnant !