Françoise Héritier : « Il faut anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible»

La conclusion était souvent très simple : deux frères épousaient deux sœurs, ou bien tel mariage unissait des cousins issus de germains. Mais l’intéressant, c’était de suivre le cheminement compliqué des protagonistes – qui n’avaient aucune vision d’ensemble – et les raisons des choix aboutissant à telles structures.

Vous faisiez déjà de l’ethnologie.

Sans le savoir ! Cela m’a donné une forme d’agilité intellectuelle très utile pour mener plus tard des études de parenté. Je crois beaucoup à ces façonnages qui nous viennent de l’enfance.

Mais comment vous projetiez-vous dans le futur ? Etiez-vous fascinée par certains rôles ?

Au contraire ! J’étais épouvantée par certains rôles !

Lesquels ?

Eh bien, je me croyais condamnée, par la force des choses, au rôle de mère de famille, sans toutefois parvenir à me projeter ainsi. Impossible de m’imaginer passer ma vie à m’occuper d’un intérieur, d’un mari, d’enfants. Non, vraiment, je ne pouvais pas. Je ne savais pas ce que je ferais, je ne savais même pas que l’ethnologie existait. Mais j’entendais être autonome, choisir ma vie, ne pas me laisser contraindre ni dominer. Et je n’écartais d’ailleurs pas l’idée de rester célibataire.

Quel modèle formait le couple de vos parents ?

Une petite bourgeoisie raisonnable sortie de la paysannerie. Je ne dirais pas satisfaite, mais convaincue d’être arrivée au mieux de ce qu’elle pouvait faire, à charge pour les enfants de poursuivre le chemin. L’idée de réussite sera d’ailleurs incarnée à leurs yeux par mon frère, devenu ingénieur des mines, et ma sœur, chirurgienne-dentiste. Des métiers connus et rassurants. Tandis que moi… Je crois qu’ils n’ont réalisé ma compétence dans un domaine que lors de ma leçon inaugurale au Collège de France, en 1983, lorsque j’ai succédé à Claude Lévi-Strauss. Mais c’était un peu tard…

Avez-vous perçu enfin de l’admiration dans leurs yeux ?

Ma mère a continué de dire « ma pauvre fille, tes livres ne sont pas pour moi. » Elle n’en a lu aucun.

Pourquoi « ma pauvre fille » ? Vous réussissiez, vous étiez épanouie, louangée…

C’est ainsi qu’elle m’appelait. Je n’étais pas conforme à son modèle et elle ne comprenait pas cette fille qui ne voulait pas « se contenter » et choisissait un métier qu’on n’arrête pas à 6 heures du soir.

Une « pauvre fille » avec du caractère ! N’avez-vous pas claqué la porte du domicile familial sur un coup de tête ?

Disons sur une impulsion. Les logements étaient rares à Paris, dans les années 1950. Et nous avions échangé notre logement de Saint-Etienne contre un appartement à Paris qui était sympathique, mais très étroit pour contenir mes parents, mon frère, ma sœur, ma grand-mère et moi. Or nous disposions d’une minuscule chambre de bonne dans laquelle je rêvais de mettre mon lit. Ma mère s’y opposait : l’accès à cette chambre signifiait que je pourrais entrer et sortir à son insu. Ce n’était pas mon genre, mais on surveillait les filles de près à l’époque, fussent-elles étudiantes. J’ai supplié, insisté, expliqué que j’avais du mal à travailler à côté de ma sœur qui écoutait la radio, etc. Jusqu’à ce que ma mère, ulcérée, me lance un jour : « Si tu n’es pas contente, tu n’as qu’à t’en aller ! »

Et vous êtes partie ?

Sur-le-champ ! J’étais majeure, j’avais 22 ans. Je suis allée chez un ami, puis j’ai loué une chambre de bonne sur un sixième étage de la rue Gay-Lussac, avec l’eau sur le palier. Et ce fut le bonheur. Oui, je me souviens de ces années-là, 1955,1956, comme d’une période d’éblouissement, entre camaraderie, université, découverte de l’ethnologie, aventures intellectuelles.