Faouzia Charfi : « Entre l’islam et la science, c’est «je t’aime moi non plus »

Faouzia Charfi, physicienne, professeure à l’université de Tunis, elle a écrit «L’Islam et la Science» (Odile Jacob, sortie le 22 septembre). © drfp Odile Jacole texte coranique.  

Est-ce aussi une manière de se démarquer de l’Occident ?
Cette position s’inscrit en effet de manière frontale, pour affirmer que l’Occident n’a rien inventé, qu’il veut nous imposer ses valeurs scientifiques. On rappelle aussi que, pour écrire cette science, il a eu besoin de rompre avec le christianisme, que les découvertes de Galilée, de Copernic, persécutés, se sont faites en rupture avec la religion.
Vous revenez sur l’âge d’or de la science arabe entre le VIIIe et le XIe siècle. Mais vous en donnez un récit historique et culturel…
La majorité des musulmans parle de la période glorieuse de la science en l’associant toujours à l’islam. Certes, c’est une science qui se déploie dans le cadre d’une religion qui naît, mais l’islam en tant que religion n’a rien à voir avec cet essor de la science, c’est une explication essentialiste que je réfute.
Quels sont alors les éléments qui expliquent cet âge d’or à Bagdad à partir du VIIIe siècle ?
L’arrivée de la dynastie des Abbassides et du calife Al-Mansour déclenche un vaste mouvement de traduction de textes grecs, persans, indiens. Le calife cherche à perpétuer la tradition persane, sassanide, des zoroastriens, qui s’était lancée dans des traductions de l’Avesta, corpus de textes contenant toute la connaissance du monde. Dans un Bagdad multiculturel, où se côtoient musulmans et non-musulmans, chiites, sunnites, arabes, non-Arabes, naissent aussi des lieux de transmission. Percent ainsi les premières avancées – astronomie, mathématiques, médecine… À partir du Xe siècle, le rythme des traductions se ralentit, on produit davantage ; au Caire s’ouvre en 1004 la première maison de la connaissance, des institutions privées richement dotées où se croisent savants, enseignants, étudiants. Elles vont essaimer aux quatre coins du monde arabe. Initialement, valoriser cette tradition de la traduction était une manière pour le pouvoir abbasside de démontrer sa puissance.

«L’universalité de la science est abandonnée. L’ennemi déclaré devient la raison. »

Pour expliquer le déclin, vous avancez une raison qui n’est pas celle des islamistes conservateurs…
En effet, ils l’attribuent à un éloignement des musulmans de la religion. Or, quand les Turcs seldjoukides s’emparent de Bagdad en 1055, écartant les dynasties chiites à Bagdad puis en Égypte, ces sunnites mettent fin à la transmission du savoir rationnel au profit de la transmission des sciences de la tradition islamique. Les maisons de la connaissance sont progressivement détruites, remplacées par des madrasas, écoles consacrées à l’enseignement théologique. Chaque madrasa se définit selon son donateur appartenant à une école juridique sunnite particulière. L’universalité de la science est abandonnée. L’ennemi déclaré devient la raison, les tenants de l’école rationaliste, et s’impose une orthodoxie sunnite fondée sur un volontarisme divin : Dieu, ordonnateur de toute chose, gouverne le monde. On réfute les lois de la causalité, on réfute la réflexion sur les lois de la nature.
Cela signifie-t-il la disparition de la science ?
Non, mais elle est réduite à ses applications pratiques : l’astronomie est étudiée pour son utilité pour la religion, les horaires de prière fixés d’après l’étude du ciel, la médecine, pour son utilité à l’homme.
Quel accueil réserve-t-on aux grandes ruptures de la science occidentale, aux travaux de Galilée, Copernic, Kepler, puis Darwin, sur l’évolution ?
Elles passent largement inaperçues, les traductions tardant à être réalisées dans un Empire ottoman qui par ailleurs refuse l’imprimerie jusqu’au XIXe siècle et qui a détruit en 1580 un immense observatoire à Constantinople. La seule science qui intéresse l’empire, soucieux d’expansion, c’est la géographie. L’expédition de Bonaparte en Égypte marque les esprits, car elle révèle le fossé scientifique entre l’Occident et le monde arabe. Le XIXe siècle va se caractériser par ce qu’on appelle une renaissance (Nahdha). Une prise de conscience a lieu, et certains réformistes, qui vont faire des voyages en Occident, cherchent à leur retour à faire accepter la vision d’une Terre mobile et l’héliocentrisme démontrés par «cet astronome autrichien», ils parlent de Copernic. Mais on reste méfiant à l’égard de découvertes susceptibles de porter atteinte aux sentiments religieux. La théorie de l’évolution intéresse, on essaie de composer avec les versets coraniques qui permettent la non-fixité, on rejette cependant l’approche matérialiste de Darwin, pour qui il n’est pas question d’un Créateur. On ne se penche pas sur le travail proprement scientifique, qui ne sera traduit qu’en 1928, on retient l’interprétation sociale qu’en fera Herbert Spencer.