« La science a disparu du monde musulman au cours des siècles »

Pour la physicienne tunisienne Faouzia Charfi, la tradition portée par l’islam a exclu la science depuis le XVe siècle. Elle dénonce une alliance créationniste avec les évangélistes américains.

LE MONDE | 15.10.2017 à 14h00 | Propos recueillis par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)

Faouzia Charfi est physicienne et professeure à l’université de Tunis. Elle est l’auteure de La Science voilée (Odile Jacob, 2013) et Sacrées questions… Pour un islam d’aujourd’hui (Odile Jacob, 256 p., 22,90 €). Elle s’inquiète de constater que la jeunesse tunisienne est séduite par les « miracles scientifiques du Coran » et de voir la puissance des créationnistes musulmans, qui rejettent la théorie de l’évolution.

Le monde musulman a une tradition scientifique riche. Quels en sont les grands courants ?

Le monde musulman était à l’avant-garde de la science entre les VIIIe-IXe siècles et le XVe siècle. La science arabe a innové, elle a introduit de nouveaux concepts. On pourrait citer Ibn al-Haytham (Alhazen pour les latins) qui jette les bases au début du XIe siècle de la théorie de l’optique. Il formule les lois de la réflexion qu’on étudiera plus tard à l’université comme les lois Descartes. Il s’est aussi intéressé à l’astronomie. Il a écrit un ouvrage extrêmement intéressant : Doutes sur Ptolémée. Ptolémée voyait le monde avec une Terre au centre, la Lune satellite de la Terre, et tout gravitait autour de la Terre. Alhazen pose un certain nombre de questions sur la démarche de Ptolémée sans toutefois remettre en cause le géocentrisme.

On peut aussi s’intéresser à un autre foyer de la science musulmane : l’observatoire de Maragha mis en place en Iran au XIIIe siècle et qui a permis à un certain nombre d’astronomes de proposer une vision du mouvement des planètes beaucoup plus mathématique que dans le système de Ptolémée. A l’époque, les penseurs réfléchissaient de manière très libre sur tous les sujets scientifiques.

On pourrait aussi parler d’Al-Jahiz (776-869), un savant mutazilite – école théologique rationaliste – qui s’était intéressé aux êtres vivants. Il a écrit ce fameux Livre des animaux, un ouvrage magnifique. Al-Jahiz introduit déjà la notion d’évolution des espèces et interroge le rôle que peut jouer l’environnement dans cette évolution. C’est une rupture par rapport à ce qu’on pensait alors. Après lui, il y a eu les membres de l’association Ikhwan al-Safa (les Frères de la pureté) qui présentent au Xe siècle une chronologie d’apparition des êtres vivants. Puis Ibn ­Miskawayh au XIe siècle qui parle, lui aussi, de l’évolution des espèces. Et Ibn Khaldoun au XIVe siècle a un passage magnifique dans les Prolé­gomènes où il parle de l’évolution des espèces. Ibn Khaldoun évoque un homme doué de raison qui vient après le monde simiesque.

Pourquoi une telle dynamique intellectuelle s’est-elle ensuite enrayée ?

Effectivement, la science a quitté le monde musulman. Cela s’est fait de manière progressive. A ce sujet, je cite souvent un fait précis. En 1575, à Istanbul, le sultan ottoman Mourad III décide la construction d’un énorme ob­servatoire, très sophistiqué pour l’époque. Deux ans plus tard, une comète apparaît dans le ciel et l’astronome d’Istanbul, Ibn Ma’ruf, prédit la victoire du sultan à telle bataille. Exactement à la même période, Tricho Brahé, le grand astronome danois, dispose dans le château d’Uraniborg du même type d’observatoire. Et face à la même comète de 1577, il l’analyse et lui attribue une orbite centrée sur le Soleil, probablement elliptique. Une telle analyse est une révolution, elle remet en cause deux fondements de l’astronomie antique : le ciel n’est pas immuable, les corps célestes ne reposent pas sur des sphères solides mais circulent librement. Mais à Istanbul, on continue de voir les comètes dans leur dimension magique. Finalement, le sultan Mourad III, ayant perdu la bataille, en veut à son astronome et fait détruire l’observatoire.

La science a ainsi disparu au cours des siècles du monde musulman. La science arabe a produit un patrimoine extraordinaire mais ce dernier n’a été intégré dans aucun cursus des grandes universités musulmanes de l’époque : la Zitouna à Tunis, Karawiyin à Fez ou Al Azhar au Caire. Elles qui auraient dû être le vecteur de la transmission de toute cette civilisation n’ont pas joué ce rôle-là. Elles se sont contentées d’être un vecteur de transmission de la seule tradition, une tradition qui exclut la science. En somme, il n’y a pas eu de passeurs de science.

Le dogmatisme s’est imposé à la place ?

Là, le rôle du pouvoir politique est fondamental. Celui-ci s’était appuyé sur les oulémas, les hommes de la tradition, qui eux-mêmes ne voulaient pas d’une science qui remette en cause la vérité de la révélation. A partir des Xe-XIe siècles, la pensée acharite s’impose, en rupture avec le mutazilisme. Cette pensée pose que la puissance de Dieu domine le monde. Les lois scientifiques ne sauraient donc remettre en cause cette toute-puissance. Dieu est la cause première mais il est aussi maître des causes secondes. Il n’y a pas de principe de causalité. Et s’il n’y a pas de causalité, il n’y a pas de science.

Au XIe siècle, l’un des penseurs embléma­tiques de ce courant acharite, Abû Hamid ­Muhammad al-Ghazali, écrit que la raison n’est à retenir que si elle est au service de la vérité de la révélation. Un peu moins d’un siècle plus tard, à Cordoue, le grand philosophe andalou Ibn Rushd (Averroès en latin) a remis en cause les arguments d’Al-Ghazali pour redonner à la raison toute sa place. Mais aujourd’hui, c’est la pensée d’Al-Ghazali, source d’enfermement dogmatique, qui domine dans le monde musulman et non celle d’Averroès.

Depuis quelques années, des intellectuels musulmans cherchent à se réapproprier la science. A ce sujet, vous parlez de « concordisme ». Qu’est-ce que ce concept recouvre ?

Selon le concordisme, toute la science moderne, sauf celle qui s’intéresse à l’origine de l’homme, existe déjà dans les versets coraniques. Le big bang, les trous noirs, l’exploration spatiale, l’embryologie, etc., toutes ces découvertes-là figuraient déjà, explique-t-on, dans le texte coranique il y a mille quatre cents ans. Et on insiste sur l’illettrisme du prophète ­Mohammed pour mieux souligner son caractère miraculeux. Il y a de larges développements pour affirmer, texte coranique à l’appui, que l’expansion de l’Univers est prévue par tel ou tel verset. Le concordisme, c’est de considérer que la science d’aujourd’hui concorde avec un certain nombre de versets coraniques et que cela met en valeur le caractère miraculeux de la religion musulmane. Ainsi énumère-t-on « les miracles scientifiques du Coran ».

Vous soulignez l’existence de liens entre le concordisme musulman et le créationnisme anglo-saxon. Quels sont-ils ?

Depuis les années 1980 s’est nouée une sorte d’alliance entre les évangéliques américains et les islamistes, lesquels acceptent la science sous certains aspects concordistes mais en refusent la théorie de l’évolution. En Tunisie, on a bien vu cette attaque contre Darwin se développer à compter du milieu des années 1970.

Avec Internet, le mouvement s’est amplifié dans les années 1990. Il existe ainsi un site créationniste turc, animé par Harun Yahya (aussi connu sous le nom d’Adnan Oktar), auteur de L’Atlas de la création (Global Publishing, 2006), qui est en relation directe avec des créationnistes américains. Ces courants dénoncent le darwinisme comme une philosophie matérialiste. Pour les créationnistes musulmans, la théorie de l’évolution n’est pas une théorie. C’est grave, il y a là une déconstruction de la science. En juillet, la Turquie d’Erdogan a retiré Darwin des programmes scolaires.

La Tunisie a toujours su affirmer sa singularité dans le monde musulman. Vous êtes pourtant inquiète. Pourquoi ?

Je suis inquiète car le processus que je viens de décrire est aussi en train de nous arriver, et ce malgré tous les efforts de la Tunisie depuis l’indépendance, en particulier dans l’éducation. En 2002, Ben Ali [au pouvoir de 1987 à la révo­lution de 2011] avait par exemple supprimé l’enseignement de la théorie de l’évolution dans les sections mathématiques, c’est-à-dire aux ­futurs ingénieurs. En 2009, le mufti de la République expliquait que la théorie de l’évolution était fausse. C’est là le paradoxe de ce type de régime autoritaire qui combat apparemment les islamistes tout en leur faisant des cadeaux.

Aujourd’hui même, les causes d’inquiétude sont nombreuses. J’ai eu l’occasion de constater que des lycéens sont séduits par la mise en scène des « miracles scientifiques du Coran ». Cela leur donne l’assurance qu’au fond le monde musulman n’est pas si éloigné de celui qui aujourd’hui produit la science. Quant à la théorie de l’évolution, j’ai des collègues qui ont de réelles difficultés à l’enseigner à l’université.

Ce qui est grave, en fait, c’est qu’il n’y a pas débat à ce sujet. Ce qui permet à ceux qui veulent faire passer leurs idées de continuer leur travail. Pour moi, l’école et l’université sont aujour­d’hui en danger en Tunisie. Une étudiante diplômée de la faculté des sciences de Sfax a ainsi voulu soutenir une thèse concluant que la Terre est plate et fixe au centre de l’Univers. Elle a pu travailler sur ce sujet-là pendant quelques années sans qu’aucun de ses collègues ne réagisse. L’affaire n’a éclaté cette année que lorsque l’information a filtré sur Facebook. L’étudiante n’a finalement pas été autorisée à soutenir la thèse. Mais cela s’est arrêté là. Il faut admettre que le milieu scientifique, de manière générale, est séduit par les thèses islamistes. Les scientifiques enseignent quelque chose qu’ils n’ont pas réellement adopté. Ils enseignent la science mais je ne suis pas sûre qu’ils soient au fond imprégnés de l’esprit scientifique.