« Ecritures carnassières », d’Ervé : écrit sur le bitume parisien

« Ecritures carnassières » est un premier livre et un récit autobiographique profondément littéraire, qui va bien au-delà du témoignage du SDF qu’est son auteur. 
article par Macha Séry publié sur le site lemonde.fr , le 19 05 2022 

«Ecritures carnassières», d’Ervé, préface de Guy Birenbaum, Maurice Nadeau, « A vif », 150 p., 17 €, numérique 13 €.

Il a 50 ans, « deux poumons » affectifs – ses filles de 10 et 7 ans, qu’il voit épisodiquement – et une vie au ras du sol. Ervé est né de père inconnu et d’une « petite boule puante », selon l’expression qu’il emploie dans Ecritures carnassières, son premier livre. Il fut placé très tôt, comme ses deux frères, mais séparément, dans un foyer de la Ddass. Enfant, il s’échappait de l’établissement à l’aube pour admirer l’adresse et la délicatesse d’« araignées à cul blanc » qu’il affectionnait quand elles terrifiaient les autres gamins. Comme il ratait le petit déjeuner, on le privait de déjeuner en guise de punition. Ervé était également affamé d’autre chose : de tendresse, de liberté.

Aujourd’hui, il porte longs une barbe en triangle et des cheveux grisonnants en réaction à la tonte bimestrielle que le coiffeur de la Ddass lui infligeait jadis pour éviter les poux. Peut-être est-ce d’être né sous une mauvaise étoile qui l’a conduit à dormir sous le ciel et ses intempéries depuis vingt-deux ans.

Noircir toujours des carnets

Dans Ecritures carnassières, Ervé narre sa jeunesse abîmée, sa vie actuelle sur un trottoir du 10e arrondissement parisien, le premier café de la journée, la première bière, la manche, les rixes entre poivrots. Il se souvient d’un concert de Léo Ferré sous l’escorte d’un éducateur, son tabassage nocturne par deux jeunes bourgeois avinés, le premier confinement passé chez des amis à Antibes. Il décrit son irrémédiable solitude, l’ennui qui s’étire et la frénésie qui l’habite de noircir toujours des carnets – de prose, de poésie, de chansons, de dessins.

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Pour autant, Ecritures carnassières ne doit pas être lu comme une curiosité éditoriale en raison de l’affiliation de son auteur à la catégorie « SDF ». Certes, ce recueil de trente-huit instantanés possède une dimension authentiquement testimoniale quand il traite de l’aide sociale à l’enfance ou des conditions de vie des clochards. Il documente un quotidien foncièrement étranger à celui des auteurs publiés, et en cela s’avère précieux. Toutefois, cet aspect ne peut éclipser ce qu’a de profondément littéraire ce récit autobiographique, à l’image d’A la ligne. Feuillets d’usine (La Table ronde, 2019), dans lequel Joseph Pontus (1978-2021) relatait son expérience d’ouvrier intérimaire.

Gageons qu’Ervé ne pense pas autrement, lui qui se situe aux antipodes de l’auto-apitoiement et s’est gorgé de livres. Ses écrivains de prédilection se nomment Jack Kerouac, André Brink, John Fante, Arthur Rimbaud, dont il garde, dans son baluchon, Une saison en enfer« Depuis longtemps je taquine la rue. Aujourd’hui encore. Guidé par mes failles, mes blessures, j’arpente trottoirs bitumeux ou sentiers poussiéreux. Partout le même bitume. Partout les mêmes poussières âcres. Ô comme j’aimerais trouver un trou de verdure où chante une rivière mais je ne suis pas ce dormeur », lit-on dans Ecritures carnassières.

Un style négligé et sanglé

Cependant, le seul écrivain qu’Ervé cite nommément dans son livre est, sans grande surprise, Charles Bukowski, qui, comme lui, buvait beaucoup, conjuguait réalisme et poésie. « Il écrivait parce qu’il savait qu’il allait mourir et qu’en attendant il fallait tuer le temps. Alors il écrivait des choses merveilleusement épouvantables sur la vie. » Avec « Hank », Ervé partage un style à la fois négligé et sanglé. Il ne répugne ni à la trivialité ni aux tournures parfois précieuses. A cette aune, il est le lointain héritier des ballades du nomade François Villon, de La Chanson des gueux, de Jean Richepin (1876), ou du Miracle de la rose, de Jean Genet (1946).

Ecritures carnassières est le deuxième titre de la nouvelle collection « A vif » des éditions Maurice Nadeau. Delphine Chaume, l’une des deux éditrices, a repéré Ervé, alias @croisepattes, sur Twitter. Un nom de canidé. « J’ai toujours aimé les bâtards. J’en suis un. Un humain bâtard. Mais le plus beau et fidèle des bâtards reste le chien. Il peut vivre longtemps parce que sans pedigree. Il sait qu’il vient de nulle part mais a beaucoup d’affection à prendre et à donner. Il est fidèle parce qu’il ne veut pas perdre ce qu’il a pu trouver. Il sait sa condition, fait profil bas sans pour autant se soumettre. Voilà, c’est ça : je n’ai pas de pedigree. Beau bâtard, je suis. » Et, désormais, bel écrivain.

EXTRAIT

« Se chercher seul détruit. Sans symbole, sans horizon, je ne suis rien. Alors j’ai appris à aimer la vie comme un chien. Sans chercher à comprendre. J’y allais au flair. Mais un chien sans caresse s’ennuie. J’étais donc un individu par défaut. Rien de plus. J’ai appris à n’être responsable de rien. Le peu de fois où je m’impliquais dans l’existence, c’était toujours de loin. Aujourd’hui encore je traîne mon ennui sur le terreau de ma solitude. Et puis les sommeils qui n’en sont pas. Pas de répit, pas de repos. J’accuse fatigue quarantenaire à l’aube de mes 50 ans. Alors j’ai appris à aimer la nuit. Surtout dans la rue. De la tranquillité noire aux frissons de l’aube. J’ai pour veilleuse réverbère et lampadaire à la lueur jaune, tandis que, jadis, sous mon lit dortoir, la veilleuse seule pour compagne de lecture.  »
Ecritures carnassières, page 33