« La loi de 1905 n’aura pas lieu », histoire d’un texte de compromis et de conciliation

Dans le deuxième tome de son ouvrage consacré à la loi de 1905 relative à la séparation des Eglises et de l’Etat, l’historien et sociologue Jean Baubérot s’attarde sur les controverses des années 1905 et 1906 qui ont vu naître la laïcité française.
article par Arianne Chemin publié sur le site lemonde.fr le 25 12 2021 

Livre. Ces dernières années, l’historien et sociologue Jean Baubérot avaient choisi de faire œuvre de pédagogue en publiant des ouvrages sur la laïcité ou les religions destinés au grand public. En cette fin d’année 2021, l’ancien titulaire de la chaire histoire et sociologie de la laïcité de l’Ecole pratique des hautes études renoue avec la recherche et l’érudition : dans le deuxième tome de son grand œuvre consacré à l’histoire politique des séparations des Eglises et de l’Etat, il s’attarde longuement sur les deux années qui ont vu naître la laïcité française – 1905-1906.

Dans l’imaginaire politique de l’Hexagone, le texte de 1905 est l’un des incontournables symboles de l’Etat républicain. Mais, comme tous les symboles, il a souvent été caricaturé ou mésinterprété par la mémoire collective : après avoir fait l’objet, au XXe siècle, d’une légende – « noire » dans le monde culturel catholique, « dorée » dans les milieux militants laïques –, ce texte de compromis qui garantit la liberté de conscience et le libre exercice des cultes s’est souvent transformé, dans les réquisitoires contre l’islam de ces trente dernières années, en un outil de lutte contre les religions.

La loi de 1905 est pourtant, rappelle le grand historien de la laïcité, un texte équilibré qui punit symboliquement des mêmes peines ceux qui obligent un individu à « exercer » un culte que ceux qui le forcent, au contraire, à s’en « abstenir ». Dans le climat belliqueux des années 1900, cet équilibre est le fruit d’une « suite de paradoxes improbables », analyse-t-il : en pleine guerre des deux France – la fille aînée de l’Eglise contre le pays de la Révolution –, en plein conflit entre les deux gauches – Jaurès contre Clemenceau –, le Parlement, par « miracle », selon le mot de Ferdinand Buisson, parvient en 1905 à accoucher d’un texte de conciliation.

Parties de poker menteur

Pour comprendre cette énigme, Jean Baubérot reconstitue, mois après mois et parfois jour après jour, le « puzzle » des années 1905-1906 en endossant, affirme-t-il dans un clin d’œil, l’imperméable du lieutenant Columbo. L’ouvrage, qui compte près de 600 pages, retrace ainsi dans le détail les « alliances contre-nature », les retournements de situation et les parties de poker menteur qui ont permis à ce texte qui paraissait « tout à fait déraisonnable », voire « impossible à réaliser dans le cadre du réel établi », de devenir l’un des piliers de la République française.

L’historien des « seuils de laïcisation » analyse ainsi avec une grande précision les discours politiques, les documents parlementaires et les articles de presse qui ont enflammé les controverses sur la laïcité des années 1905-1906. On y découvre l’intensité des fractures religieuses françaises, mais aussi le savoir-faire politique d’Aristide Briand : longtemps éclipsé par Emile Combes, souvent considéré – à tort – comme l’artisan de la loi de séparation, le rapporteur de la loi s’est battu, aux côtés de Ferdinand Buisson, pour imposer la pleine reconnaissance de la liberté de conscience.

Dans ce livre, Jean Baubérot reconnaît avoir un rêve qu’il sait illusoire : qu’il soit désormais impossible de tenir des discours faux et péremptoires sur la séparation de 1905. Fidèle au travail de toute une vie, l’historien avait ainsi insisté, dans le premier tome, sur l’importance des modèles étrangers : la laïcité n’est pas, rappelait-il, une « exception française ». Il continue, dans ce second tome, à traquer les idées reçues en analysant « 32 thèses » sur la loi de 1905 concernant aussi bien le rôle de Jaurès que l’importance de la guerre russo-japonaise ou la dimension cruciale du monopole de l’enseignement.

« Satyres ensoutanés »

Tout au long de cet ouvrage, Jean Baubérot ne se départ pas du ton blagueur et décalé qui est sa marque de fabrique. L’historien, qui cite les chansons de Laurent Voulzy ou de Starmania, a ainsi intégré à cette somme un « glossaire sélectif des expressions d’époque » où l’on apprend que le « vendredi gras » est un banquet libre-penseur ou que les « satyres ensoutanés » désignaient, au début du XXe siècle, les prêtres qui tentaient, lorsque les femmes se confessaient, d’obtenir des confidences sur leur vie intime. Il a également ajouté à son livre un surprenant « bonus » : les extraits d’un roman inachevé qu’il a consacré, il y a des années, à la jeunesse d’Aristide Briand.

Après le premier tome, qui évoquait la genèse mouvementée de la loi (1902-1905), puis le second, qui retrace les controverses des années 1905-1906, l’historien en promet un troisième, qui sera consacré au violent conflit des années 1906-1909 entre la République et le Saint-Siège – en 1906, Pie X interdit aux catholiques de se conformer à la loi. Cette trilogie sera, sans nul doute, le travail le plus complet jamais réalisé sur la loi de 1905, qui, aujourd’hui encore, est considérée comme l’un des fondements de la République française.