Extrait d’un entretien accordé par la philosophe Cynthia Feury* à l’hebdomadaire « Le 1 » , publié le 29 07 2020
Vous avez donné un cours sur la fraternité. Dans quel contexte ?
C’était dans le cadre du master en sociologie « Politique et économie de la protection sociale », dirigé par mon collègue Jean-Louis Laville au Conservatoire national des arts et métiers. En déroulant la grande historiographie de la solidarité, on travaille nécessairement sur des notions connexes, et sur ce qui les différencie : mutualisme, corporatisme, communautés et commons, fraternité.
Il est intéressant de comprendre cette dialectique des valeurs qui caractérise la France : une république construite autour d’un modèle de solidarité publique, qui a fait de la question sociale la question politique par excellence de la fin du XIXe siècle, qui a cherché à « concrétiser » l’État de droit par l’État social… et qui arbore en même temps dans sa devise la notion plus sacrée de fraternité.
En quelques mots, comment définissez-vous la fraternité ?
Il existe au moins trois manières de la définir : la première renvoie à la dimension religieuse, monastique, celle qui considère que nous ne faisons qu’un dans le corps du Christ, que nous sommes une même humanité fraternelle. La fraternité y est une forme d’incorporation divine, et de vie en communauté fermée, recluse. Deuxième approche, celle, révolutionnaire, qui accompagne la naissance de la Ire République, ou comment l’An I représente une nouvelle ère pour les hommes, tous égaux et frères, frères dans leur humanité mais aussi dans leur citoyenneté. La fraternité révolutionnaire est une fraternité des Lumières, de l’humanisme. Néanmoins, dans cet idéal transparaît ce que Sartre avait appelé une fraternité de terreur : il y a les « amis » de la République, les citoyens-frères de la République indivisible, et les ennemis. Cette binarité, ce radicalisme fort dans l’idéal révolutionnaire vont disparaître dans la troisième définition possible de la fraternité, celle de 1848 et au-delà, jusqu’à nos jours : non pas la sacralisation d’une dimension divine de l’humanité, mais la sacralisation d’un « ici et maintenant », incarné par la République, qui unit les hommes dans leur humanité sociale.
Il faut comprendre que la Révolution française a créé la fraternité laïque, ou ce que j’avais appelé, dans Les Pathologies de la démocratie, la transcendance sans le dogme, une manière pour elle de sacraliser les principes de la démocratie républicaine, en lieu et place de Dieu. Régis Debray a beaucoup développé cette approche, avec son « moment fraternité ». Il existerait dans toute société, selon lui, un « invariant sacral », et la fraternité pourrait le symboliser. Il est clair que la notion de fraternité, dans notre devise républicaine, contient tout cela à la fois : notre fraternité laïque et sociale est sacralisée en lieu et place d’une fraternité christique ou plus spirituelle. La République fait de nous des frères que nous ne sommes pas sans elle. Et après 1848, et la naissance de l’État social, nous pouvons poser que la République sociale et solidaire fait de nous des « frères », dissemblables mais égaux en droits. Nous aurions pu changer notre devise en remplaçant « fraternité » par « solidarité ». Mais le peuple français reste attaché à cet idéal d’indivisibilité, symbolisation très forte de l’humanité tout entière et non des seuls ressortissants nationaux. Notre fraternité française est républicaine et internationaliste. La solidarité n’est pas exclusivement nationale, du moins dans notre idéal. La traduction laïque de la communauté divine, c’est la fraternité dans son acception universaliste. »
Lire aussi : “Etre courageux, c’est parfois endurer, parfois rompre” « les irremplaçables, au départ, c’était pour moi les démocrates. Si je parle précisément d’engagement, c’est que je ne vis pas dans cette illusion de la pérennité démocratique. A l’heure où les intégrismes, les fascismes et les populismes prolifèrent, le souci de la durabilité démocratique apparaît ; comment protéger la démocratie ? Comment fait-on pour que les individus aient le souci de conserver l’Etat de droit ? Je me suis rendu compte qu’un individu qui n’a pas travaillé à faire émerger une juste individuation ne se souciera pas de préserver la démocratie. Le souci de soi et le souci de la cité sont intimement liés. »