Campus américains et liberté d’expression : pourquoi une telle montée de l’intolérance ?

Depuis les années 1960, sur les campus américains, les étudiants avaient habitué leurs professeurs à réclamer la liberté d’expression, à contester les idées reçues, à transgresser les normes établies de leur milieu d’origine. Une nouvelle génération cherche désormais à préserver avant tout sa sécurité émotionnelle. Au prix de la censure de toute opinion dérangeante 

série de Brice Couturier pour l’émission « Le tour du monde des idées » publiée sur le site franceculture.fr le 29 09 2020

Le « dorlotage de l’esprit américain ». Tel fut le titre d’un article, publié par la revue The Atlantic en 2015. Et cet article a été tellement consulté, cité et critiqué, que ses auteurs en ont développé les idées dans un livre, devenu un best-seller aux Etats-Unis. De quoi s’agit-il ? De l’arrivée sur les bancs des universités américaines d’une génération victime d’une éducation hyper-protectrice et biberonnée aux réseaux sociaux. Provoquant par ses comportements une espèce d’inversion de tendance qui laisse pantois les observateurs et interroge sociologues et psychologues.

Condoleezza Rice et Christine Lagarde, interdites de campus

Pour Greg Lukianoff et Jonathan Haidt, auteurs de The Coddling of the American Mind, quelque chose d’étrange et de nouveau s’est produit à partir de 2013 : les étudiants se sont mis à réclamer non pas la liberté de parole, mais la censure, l’interdiction de parole et de présence des personnalités qui leur déplaisent.

Et le plus curieux, c’est qu’ils invoquent, à l’appui de leurs exigences, des problèmes affectifs. Ils se sentent, disent-ils, menacés, agressés par la simple présence, sur leurs campus, d’orateurs avec lesquels ils sont en désaccord. Leur « sécurité émotionnelle » serait menacée par un discours de personnalités telles que Condoleezza Rice, ou Christine Lagarde, interdites de campus à plusieurs reprises, après avoir été invitées à s’exprimer par des enseignants.

A l’heure où les Etats-Unis, comme l’ensemble du monde occidental, cherchent à promouvoir des femmes à des positions de responsabilité à égalité avec les hommes, il aurait été pourtant intéressant d’entendre la première femme noire à avoir dirigé le Département d’Etat et la première Française à avoir été nommée ministre des Finances, puis la première femme à avoir dirigé le FMI.

Une métamorphose de la sensibilité

Comment en est-on arrivé à des exigences ubuesques, telles que celle rapportée par Jeannie Suk, professeure de droit à Harvard, dans le New York Times : des étudiantes refusent d’assister à ses cours portant sur le sujet des violences sexuelles ; cela risquerait de réveiller, chez certaines d’entre elles, le traumatisme de violences subies.

Après avoir exigé d’elle un « trigger warning » – les Québécois ont traduit « traumavertissement », afin d’éviter l’assistance au cours, dans ces cas-là, elles l’ont attaquée en justice. Certaines exigent désormais qu’elle renonce carrément à employer le verbe « violer » dans l’expression « violer la loi ». Mais, écrit-elle, comment pourrais-je enseigner le droit dans ces conditions ? Comment pourrait-on enseigner la chirurgie à des étudiants ne supportant pas la vue du sang ?

Pour Haidt et Lukianoff, on a affaire à une métamorphose récente de la sensibilité. Elle affecte les nouvelles générations : « La réponse la plus probable implique un changement de génération. Car c’est l’enfance elle-même qui a beaucoup changé durant la dernière génération. » Et ils développent : les enfants du baby-boom, comme ceux de la génération X (ceux qui sont nés entre 1966 et 1976) se souviennent d’avoir fait librement des tours de vélo, dans leur enfance, dans leur quartier. A partir des années 1980, les parents sont devenus plus suspicieux et  plus protecteurs.

De toute sorte de manière, les enfants nés après 1980 – les Millennials – ont reçu un message constant : la vie est dangereuse, mais les adultes vont faire tout ce qui est en leur pouvoir pour vous protéger du mal. Non seulement de celui qui provient des étrangers, mais de celui que vous risquez de vous infliger mutuellement.
Greg Lukianoff et Jonathan Haidt

Première cause et première étape d’un processus. Les jeunes adultes d’aujourd’hui ont été « dorlotés ». Du coup, ils sont relativement mal préparés à affronter les défis de leur vie d’adultes.

Une génération politisée, mais sur le mode affectif

Mais ce qui se produit sur les campus américains depuis sept ans, c’est l’arrivée de la première génération biberonnée aux réseaux sociaux. Facebook a été créé en 2004, ouvert au public en 2006. On voit arriver à présent dans les colleges – correspondant au premier cycle d’études supérieures chez nous – une classe d’âge qui s’informe sur les réseaux sociaux et non plus à travers la télévision, ou les journaux, comme le faisaient les précédentes.

Cette génération a grandi, en outre, dans un environnement culturel extrêmement politisé. Les politologues parlent de « polarisation partisane affective ». Donald Trump s’est fait élire il y a quatre ans en exacerbant les clivages partisans qu’il instrumentalise, développant une atmosphère d’hystérisation politique proche de la guerre civile. Chaque côté du spectre politique diabolise l’autre. La charge affective affectant les choix politiques est très élevée.

En outre, la « self-righteousness », la conviction d’être dans son bon droit, d’incarner une vertu supérieure, d’appartenir au « bon combat », qui caractérise cette nouvelle génération, pousse certains de ses membres à des extrémités. Je signale que Jonathan Haidt est d’ailleurs l’auteur d’un livre consacré à cette question, traitée sous l’angle de la psychologie, The Righteous Mind, publié en 2012. Il y analysait les mécanismes psychologiques à l’ouvre dans cette illusion d’une moralité supérieure.