Drôle d’endroit pour une rencontre. Le rabbin Zsolt Balla, aumônier juif de l’armée allemande, donne rendez-vous au café du Becycle, un club de fitness de Berlin-Mitte, le centre de la capitale allemande. Il s’en excuse : il n’est entré en fonction qu’en juin, son bureau est encore en chantier, sa future équipe de dix rabbins en cours de recrutement. Qu’importe. Dans ce lieu branché et lumineux, les femmes qui vont et viennent en leggings et baskets ne prêtent aucune attention à ce barbu en costume cravate et kippa.
article par Anne Vidalie publié sur le site lemonde.fr, le 6 12 2021
Regard aigue-marine et sourire désarmant, Mordechai Eliezer Balla, dit « Zsolt », se sent chez lui ici, en Allemagne, dans ce pays qui a fait de lui le premier rabbin de la Bundeswehr depuis un siècle. Pourtant, c’est à Budapest, en Hongrie, qu’il a vu le jour en 1979. Jusqu’à l’âge de 9 ans, il ne sait rien de sa judaïté. Il n’est pas une exception, assure-t-il, dans les anciens pays de l’Est : « S’afficher comme juif n’était pas jugé très bon pour promouvoir sa carrière ou développer ses relations sociales. » A l’époque, il ne sait rien d’Auschwitz, où sa tante a frôlé la mort ; rien non plus des camps de travail qui ont coûté la vie à son grand-oncle Eliezer. Il n’a jamais entendu parler du diplomate suédois Raoul Wallenberg, ce Juste qui sauva la vie de sa mère et de sa grand-mère – et de 20 000 autres juifs – en leur procurant des faux papiers et en les hébergeant dans l’un des immeubles de la capitale hongroise loués par ses soins et placés sous immunité diplomatique.
L’éducation et la lecture
Dans les années 1980, le petit Zsolt grandit dans cette République démocratique hongroise si chère à ses grands-parents maternels, qui préfèrent le communisme à leur religion, Marx à leur Dieu. Son père, qui a eu trois fils d’une précédente union, n’est pas juif. Lieutenant-colonel, il a rejoint les rangs de l’armée populaire pour fuir son village à la frontière ukrainienne et échapper ainsi à la pauvreté.
Chez les Balla, on chérit l’éducation et la lecture. Cela tombe bien, Zsolt aime les livres par-dessus tout, surtout la Bible. En 1988, tandis que le rideau de fer commence à se déchirer en Hongrie, les lieux de culte entrouvrent peu à peu leurs portes. Le garçon annonce alors sa décision : il veut étudier la lecture biblique à l’église catholique voisine. « Il faut que je te parle », lâche alors sa mère. « En découvrant que j’étais juif, j’ai compris que j’avais une connexion personnelle aux Ecritures, se souvient le rabbin. Tout à coup, la Bible ressemblait pour moi à un vieux journal de bord familial que j’aurais retrouvé dans le grenier. »
« Je me suis demandé pourquoi j’étais là, dans ce wagon à destination de l’Allemagne où j’allais étudier le judaïsme. Mais le doute n’a duré que vingt-quatre heures »
Zsolt Balla, aumônier juif de l’armée allemande
D’abord inscrit aux cours d’éducation religieuse de la synagogue, il rejoint ensuite l’une des écoles communautaires financées par le philanthrope américain Ronald Lauder, héritier de l’empire familial de cosmétiques. Par esprit de contradiction, il refuse de devenir avocat, comme sa mère. Va pour une formation à l’ingénierie, option « conception des interfaces logicielles », à l’université technique de Budapest. L’été, il fréquente assidûment le camp de jeunesse de la fondation Lauder, dans la petite cité de Szarvas.
A 23 ans, diplôme d’ingénieur en poche, Zsolt Balla a soif de spiritualité. « Au cours de mes études, j’étais devenu peu à peu plus observant, raconte-t-il. Et j’avais envie d’approfondir ma connaissance du judaïsme. » Il hésite. En Suède, un institut propose un enseignement assorti d’une bourse. A Berlin, la fondation Lauder a ouvert deux ans plus tôt la yeshiva Beth-Zion. Un peu trop « traditionnelle » à son goût, cette école où les jeunes orthodoxes se consacrent à l’étude du Talmud et de la Torah de l’aube jusqu’au soir.
Pour en avoir le cœur net, il passe un week-end de juin 2002 dans la capitale allemande. Surprise : il y rencontre « des garçons aussi cool qu’attachés aux valeurs juives ». Emballé, il fait ses bagages pour Berlin. Pourtant, dans le train qui le conduit vers sa nouvelle vie, la situation lui semble soudain ubuesque : « Je me suis demandé pourquoi j’étais là, dans ce wagon à destination de l’Allemagne où j’allais étudier le judaïsme. Mais le doute n’a duré que vingt-quatre heures. » Zsolt ne repartira plus. De sa plongée dans les textes sacrés émerge une vocation toute neuve : il veut devenir rabbin pour servir les siens. Son grand-père n’était-il pas un Lévite, un descendant de la tribu des prêtres ? Après Beth-Zion, il s’inscrit au mythique séminaire rabbinique Hildesheimer, fermé en 1938 et ressuscité, lui aussi, par le très prodigue Ronald Lauder.
« Renaissance de la communauté juive en Allemagne »
En 2009, Zsolt Balla écrit son nom dans le grand livre du judaïsme allemand. Son compère ukrainien Avraham Radbil et lui deviennent les premiers rabbins orthodoxes ordonnés outre-Rhin depuis l’entre-deux-guerres. Ce jour de juin, dans la synagogue Ohel Jakob de Munich, la ville berceau du nazisme, les dignitaires présents célèbrent l’événement. « Un moment historique pour la renaissance de la communauté juive en Allemagne », résume le ministre de l’intérieur d’alors, Wolfgang Schäuble.
Depuis, ce rejeton d’une famille athée de Budapest additionne les responsabilités religieuses : rabbin du millier de membres de la communauté de Leipzig ; directeur de l’Institut de liturgie traditionnelle ; membre du conseil d’administration de la Conférence rabbinique orthodoxe ; et même, depuis 2019, rabbin de la Saxe, l’un des seize Etats fédérés du pays. C’est lui que choisit le Conseil central des juifs d’Allemagne quand, au mitan des années 2010, la Bundeswehr, l’armée nationale, cherche un rabbin pour son service pastoral pour les soldats de confession autre que catholique ou protestante, et donc privés d’aumôniers, tels les juifs et les musulmans.
Pendant ce temps, le ministère de la défense planche sur la création d’un rabbinat. Ou plutôt, sur son rétablissement. En 1914, le Reich impérial a envoyé au front une trentaine de rabbins militaires. Vêtus de l’uniforme vert-de-gris, armés du brassard de la Croix-Rouge et de leur étoile de David, ils doivent apporter du réconfort aux quelque 100 000 juifs engagés dans les tranchées. A l’époque, pourtant, l’antisémitisme gangrène déjà les esprits, comme en témoigne le « Judendzählung », le « comptage des juifs », ordonné par l’état-major à l’automne 1916. Après la défaite de 1918, les anciens combattants juifs seront la cible d’un ostracisme croissant. L’organisation de vétérans « casque d’acier » ne veut pas d’eux dans ses rangs. Certaines unités refusent de déployer leur drapeau lors des funérailles de camarades de confession israélite.
Souvenir du rôle de la Wehrmacht dans le génocide
A partir de 1924, les mouvements nationalistes propagent la Dolchstoßlegende, la légende du coup de poignard dans le dos. Si les troupes impériales ont perdu la guerre, c’est la faute aux traîtres de l’arrière : la population civile, la gauche et, bien sûr, les juifs. En 1935, les lois raciales de Nuremberg, promulguées par le régime nazi, expulsent les israélites de la Wehrmacht. La même année, un décret du ministère de la propagande ordonne d’effacer des monuments aux morts les noms des « non-Aryens » tombés pendant la guerre.
En 1955, dix ans après l’effondrement du IIIe Reich, la jeune République fédérale d’Allemagne se dote de son armée, la Bundeswehr. Le service militaire est obligatoire pour les garçons – sauf pour les juifs dont les parents ou les grands-parents ont subi les persécutions nazies. Les candidats sont peu nombreux, tant le souvenir du rôle joué par la Wehrmacht dans le génocide demeure douloureux. Il faudra attendre 1966 pour qu’un juif allemand endosse l’uniforme.
Aujourd’hui, la Bundeswehr compterait environ 300 soldats de confession juive, la plupart nés dans les familles venues d’Europe de l’Est dans les années 1990 ; tous volontaires, puisque le service a été abrogé en 2011. A partir du début de l’année 2022, ils disposeront du soutien spirituel d’une dizaine d’aumôniers, comme leurs 94 000 camarades de confession protestante ou catholique. Ainsi en ont décidé le ministère de la défense et le Conseil central des juifs d’Allemagne, signataires, le 20 décembre 2019, d’un accord érigé en loi par les députés cinq mois après. Un budget de 5 millions d’euros est prévu pour mettre sur pied le nouveau rabbinat militaire qui emploiera dix rabbins nommés pour six ans et basés à Berlin, Hambourg, Munich, Leipzig et Potsdam. Cinq orthodoxes, cinq libéraux – dont peut-être une ou deux femmes, placés sous la responsabilité de l’aumônier fédéral Zsolt Balla.
Rabbin polyglotte
Le nom de ce dernier, proposé par le Conseil central, a fait l’unanimité. « Nous l’avons choisi notamment pour sa capacité à évoluer dans tous les milieux », souligne Josef Schuster, président de cette institution. Le rabbin Balla est polyglotte, ce qui ne gâche rien. Outre le hongrois et l’allemand, il parle l’hébreu, ainsi qu’un anglais fluide teinté d’accent américain. Sa « lingua franca », dit-il, avec Marina, son épouse émigrée d’Ukraine qui, elle, s’adresse à leurs trois enfants en russe.
La mission confiée à Zsolt Balla et à ses futurs collaborateurs ne se bornera pas aux aspects religieux. Ils devront également contribuer à la lutte contre les pulsions antisémites et les dérapages qui entachent sporadiquement la chronique militaire. En 2020, le service de contre-espionnage de l’armée enquêtait sur plus de 700 soldats soupçonnés de sympathies extrémistes, y compris dans les troupes d’élite du Kommando Spezialkräfte. L’une de ces unités a été dissoute en juillet 2020 : ses membres s’étaient illustrés, un jour de fête, en brandissant des têtes de cochon au son d’un rock identitaire et en faisant le salut nazi.
En juin, c’est un peloton de grenadiers détachés auprès de l’OTAN que l’Allemagne a rappelé. Leur faute : avoir entonné des chants antisémites dans un hôtel de Lituanie. La sanction est tombée quelques jours avant l’intronisation de Zsolt Balla dans ses nouvelles fonctions, le 21 juin, à la synagogue de Leipzig. La ministre de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, a profité de la cérémonie pour souligner que « la mise en place de cette aumônerie juive représente une contribution à la lutte contre l’antisémitisme, l’extrémisme de droite et le populisme qui progressent dans notre société. »
Zsolt Balla y croit dur comme fer. « Je suis convaincu qu’il est possible d’éliminer ressentiments et préjugés grâce au dialogue face à face, plaide-t-il. Ce n’est pas un hasard si les soldats SS étaient entraînés à ne pas regarder leurs victimes dans les yeux, et si les déportés n’avaient pas le droit de croiser le regard de leurs bourreaux. » Lui-même sent bien, parfois, les coups d’œil réprobateurs jetés à sa kippa. Il entend aussi les plaintes de ses coreligionnaires. Pis : en octobre 2019, un attentat a visé la synagogue de Halle, à 40 kilomètres de la sienne, tuant deux personnes et en blessant deux autres. « Mais ici, en Allemagne, on reconnaît qu’il y a un problème et on l’affronte, on ne le balaie pas sous le tapis. » Quand sa tante lui a enfin raconté son voyage vers l’enfer d’Auschwitz, elle lui a dit qu’elle n’avait pas entendu un mot d’allemand avant d’arriver au camp. Ceux qui l’ont raflée et poussée dans un fourgon à bestiaux étaient hongrois.
Malgré ses nouvelles responsabilités, le rabbin n’abandonnera pas sa communauté de Leipzig, à 1 heure 10 de Berlin par l’ICE, le train à grande vitesse allemand. Il ne lâchera pas non plus ses huit guitares qu’il gratte chaque jour. L’aumônerie sera son « deuxième job à plein temps ». Heureusement que, chaque fin de semaine, le shabbat lui offre un répit salutaire dans un agenda surchargé. Ce mordu de technologie éteint alors avec bonheur son smartphone dernier cri. « Sans avoir besoin de chercher une excuse. »