Réinsertion : à la prison d’Oermingen, Emmaüs remet au travail les détenus en difficulté

Des hommes en bleu de travail arrivent par petits groupes. Ils laissent leur carte d’identification à l’entrée, prennent la fiche cartonnée de couleur à leur nom dans le planning classé par entreprises, passent sous le portique détecteur de métaux et ressortent dans la fraîcheur matinale. Il est 7 h 10. Le soleil illumine déjà depuis un moment la campagne d’Oermingen (Bas-Rhin), mais la température reste bien ancrée sous le zéro. Ces travailleurs d’un genre un peu particulier rejoignent des ateliers abrités par un immense hangar digne d’une zone industrielle. Tous sont détenus.

Leur prison est aussi d’un genre un peu particulier. Cette caserne militaire, construite sur la ligne Maginot, en 1938, à une dizaine de kilomètres au sud de Sarreguemines et de la frontière allemande, transformée en prison en 1946, est entourée de trois rangées de hautes grilles. Les 15 000 volts et les barbelés concertina qui les couronnent n’arrêtent pas le regard, qui peut porter loin sur le bourg voisin, la campagne et ses routes.

Mais l’élément distinctif du centre de détention d’Oermingen, et sa fierté, est ailleurs : 70 % des détenus y travaillent, soit au service général (repas, entretien), soit aux ateliers, alors que la moyenne nationale n’atteint pas 29 %. Avant la crise due au Covid-19 et ses conséquences économiques, le taux d’emploi frisait même les 90 %.

Les détenus du centre de détention d’Oermingen (Bas-Rhin) commencent leur journée à 7 h 15 dans l’atelier de menuiserie géré par l’association Emmaüs. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

Passé la zone logistique et ses quais chargés de palettes, des détenus s’affairent déjà à la production pour des entreprises privées concessionnaires. Cinq ateliers sont séparés par des grilles dont seuls le surveillant pénitentiaire ou le contremaître ont la clé. A droite, dans l’angle du bâtiment, se trouve une menuiserie ou ébénisterie. L’association Emmaüs de Mundolsheim (Bas-Rhin) y a installé, en 2016, un chantier d’insertion par l’activité économique. Une première en milieu carcéral.

« Ils partent de très loin »

Sami, 21 ans, incarcéré depuis dix-huit mois après un séjour dans une prison pour mineurs (quatre mois) et plusieurs autres en centre éducatif fermé, est tout content d’être embauché à Emmaüs Mundo’ à sa sortie, dans douze jours. Il vient de passer avec succès son entretien.

« J’étais dans les stups, je ne me privais de rien. Avec un travail normal, j’aurai moins les moyens de faire ce que je veux. Mais il y a juste un moment où il faut décider de s’arrêter », observe-t-il. Son conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation lui a trouvé un hébergement, pour trois mois, dans une autre association, le temps de se retourner grâce au contrat à durée déterminée d’insertion (CDDI) de six mois renouvelable signé avec Emmaüs. « Le but, c’est de résister. Je sais que c’est dur. Là, je serai loin de ma ville et de mes copains. »

7 h 35. Le bruit des ponceuses et des perceuses commence à couvrir les voix. Une fois par mois, 30 mètres cubes de meubles donnés ou récupérés sont déchargés par le camion d’Emmaüs, qui repart avec autant d’armoires, bibliothèques, tables ou étagères, rénovées, restaurées ou retapées. Sur l’un des huit établis de l’atelier, c’est au papier de verre qu’un homme de 44 ans fignole un vieil escabeau en bois, dont la seconde vie sera sans doute décorative. Il est fier de montrer l’armoire qu’il a déjà terminée et huilée : « Les collègues m’ont dit que c’était bien, à Emmaüs. Ce n’est pas fatigant. »

 

Un détenu ponce une pièce de bois, dans l’atelier de menuiserie géré par l’association Emmaüs. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

Dehors, il était « plutôt dans la carrosserie ». Sur les 400 à 500 euros net par mois qu’il gagne, il verse 40 euros aux parties civiles qu’il doit indemniser et en met autant de côté pour préparer sa sortie, en janvier 2022. Le reste part en cigarettes et nourriture. Sa femme a demandé le divorce. Personne n’est venu le voir au parloir en vingt-deux mois. Il sait que, lorsqu’il aura terminé sa peine, il n’aura ni logement ni personne sur qui compter. « A la sortie, il ne faut pas les lâcher. C’est un moment de grande fragilité et, quand ils n’ont pas de toit, le risque de récidive est plus important encore », explique Stefania Angioni, coordinatrice de projets en milieu carcéral, responsable de l’atelier Emmaüs Inside.

Le continuum dedans-dehors que permet l’association est un atout, même s’il n’est pas la recette miracle. « On ne regarde que les réussites, sinon, on désespère », reconnaît-elle. « Ils partent de vraiment très loin, certains n’ont jamais travaillé, ni même tenu un outil entre les mains », observe Christian Plas, l’encadrant technique d’Emmaüs. Ici, pas de cadence imposée comme dans les ateliers voisins, où les détenus sont rémunérés à la pièce. « L’atelier est un outil pour les remettre au travail, leur apprendre à respecter un cadre, avec des règles de sécurité. Ce n’est pas forcément pour qu’ils restent dans le travail du bois », explique-t-il.

70 % des détenus du centre d’Oermingen travaillent, soit au service général (repas, entretien), soit aux ateliers. La moyenne nationale est de 29 %. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

« En prison, on n’a pas trop le choix »

9 h 45. Trois sonneries retentissent dans l’ensemble des ateliers. C’est l’heure des traitements. Les grilles s’ouvrent, quelques détenus se rendent à l’infirmerie. Près d’un tiers des 198 condamnés que compte aujourd’hui la prison d’Oermingen – pour 263 places – sont sous neuroleptiques et/ou traitement de substitution aux drogues. Ceux qui sont orientés vers Emmaüs Inside sont généralement en fin de peine, et avec un cumul de plusieurs difficultés (santé, logement, emploi, famille).

Libérable dans deux mois et demi, Yacine, 24 ans, incarcéré depuis le 22 juin 2015, appréhende sa sortie : « Ça fait plaisir, mais peur en même temps. Peur d’être perdu. Quand on est jeune, on a tendance à faire de l’argent bêtement. » Avec son regard de chien battu sous sa tignasse noire et son mètre 85, il ne donne pas l’impression de se tuer à la tâche. « Il [Christian Plas] ne me donne pas trop de meubles à faire, il a peur que je fasse des bêtises », s’amuse Yacine.

Orphelin à 11 ans, passé de foyer en foyer, il dit rêver d’une formation en boulangerie ou en cuisine. En détention, il a été formé à la soudure à l’arc, à l’entretien des espaces verts et a même pris des cours d’anglais par correspondance. « Le bois, ça n’a rien à voir, mais en prison on n’a pas trop le choix… et puis j’ai eu des incidents, j’ai ma part de responsabilité. »

Le rythme horaire des ateliers est lourd, de 7 h 15 à 12 h 45. « L’après-midi, on se repose, on fume, on joue aux jeux vidéo, certains lisent des livres ou font du sport, moi c’est musique et cuisine », dit-il. Les détenus qui ne travaillent pas sont souvent les jeunes. « Ce n’est pas facile de se lever à 6 h 30 quand on a fumé des joints le soir », reconnaît Yacine.

Directeur technique pour l’ensemble des ateliers, Régis Schmitt a pris l’habitude de tester chacun en fonction de ses capacités et de sa volonté. Tous veulent travailler à l’atelier des enceintes, celui qui paye le mieux, jusqu’à 1 000 euros, voire 1 500 euros pour certains. L’entreprise spécialisée dans la fabrication d’enceintes professionnelles pour scènes de concert fait assembler ses caissons ici et cherche à garder les détenus longtemps, car certains postes nécessitent plusieurs mois de formation. Le contremaître de l’entreprise vient d’ailleurs de remercier un homme venu deux heures à l’essai. « Il m’a fait 50 % de pièces non conformes », justifie-t-il.

Personne ne sort

Ceux qui n’ont jamais travaillé sont d’abord mis aux espaces verts ou à l’atelier de tri des pièces plastiques. Une PME allemande de fabrication de fenêtres en PVC y envoie ses chutes pour les faire déshabiller de leur joint et trier par couleur afin de permettre leur recyclage. Une tâche répétitive, non qualifiante et rémunérée au poids.

Luigi, 57 ans, ne pourrait pas être affecté dans l’un de ces ateliers. Il n’a plus travaillé depuis près de vingt ans et vivait de l’allocation adulte handicapé. Il exécute quatre peines de quelque mois, dont deux sursis révoqués. Ses yeux bleus pétillent, sous ses cheveux blancs coupés ras, tandis qu’il montre les cinq chaises de jardin refaites à neuf, prêtes pour une nouvelle vie. Avec le pécule gagné chez Emmaüs, il continue de payer le loyer de son studio, à Forbach (Moselle), qu’il espère retrouver avant l’été si le juge lui accorde ses remises de peine. Mais il n’est pas sûr de pouvoir le garder, les aides au logement venant de se tarir.

 

Tous les outils de l’atelier du centre de détention d’Oermingen sont répertoriés et placés dans des placards fermés à clefs. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

12 h 30. Le surveillant pénitentiaire fait la tournée des ateliers pour refermer à clé une à une les armoires où sont accrochés les outils. S’il manque le moindre tournevis ou marteau, personne ne sortira jusqu’à ce qu’il soit retrouvé. « Mon objectif est de les rendre autonomes dans l’organisation de leur travail, rappelle M. Plas. A la fin, c’est eux qui choisissent l’objet sur lequel ils vont travailler, et ce qu’ils en feront. »

Mais, depuis quelque temps, Emmaüs, comme les concessionnaires privés, les surveillants et les conseillers d’insertion et de probation, se plaignent d’une difficulté nouvelle : la durée moyenne de séjour à Oermingen se raccourcit. Elle est inférieure à un an, contre trois ans auparavant, alors qu’une prise en charge adaptée nécessite du temps. En cause, les détentions provisoires avant jugement qui s’allongent dans les maisons d’arrêt. Oermingen arrive en fin de parcours pénitentiaire.

Le bureau du directeur adjoint du centre de détention d’Oermingen, prêté par l’association Emmaüs, a été rénové par l’un des détenus. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »